Accueil Articles par thèmes Etudes Critiques Le Christ mort de Mantegna : Ils ne savent pas ce qu'ils font
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par Michel FAVRE-FELIX                                    publié 26/03/2014

 

Le Christ mort de Mantegna:
ils ne savent pas ce qu'ils font

 

 

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   Afin de donner «plus de visibilité» au Christ mort de Mantegna (ci-contre), le plus célèbre des chefs-d'œuvre de la Brera, la directrice du musée milanais aurait pu donner carte blanche à tel designer en vogue ou tel artiste provocateur. En confiant ce projet au cinéaste Ermanno Olmi, elle a choisi au contraire «un humaniste intéressé par les tragédies de l'homme et un artiste humble qui ne chercherait pas à rivaliser avec le tableau» [1] .

   Le résultat, dévoilé le 13 décembre dernier, nous présente désormais le Christ mort isolé dans une salle obscure aux allures de crypte, privé de son cadre historique, découpé visuellement par un éclairage ciblé et enchâssé dans un mur monolithique noir, à 67 cm du sol. (Fig. 2 et 3) Il est prévu que cet accrochage soit permanent et le réalisateur – humilité mise à part – y tient : «Cela restera, je me battrai pour qu'il en soit ainsi [1] .

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   Sans mettre en doute la sincère empathie du réalisateur, âgé de 83 ans, avec cette bouleversante image – peinte vraisemblablement au milieu des années 1480 alors que Mantegna était frappé par la perte tragique de ses deux fils – on ne saurait pour autant accepter son ambition, au terme d’une « profonde recherche intellectuelle » (“profonda ricerca intellettuale”), de « présenter le tableau tel que son auteur le voulait » [2] .

Chassez le décorum...

   Pour commencer Ermanno Olmi affirme que « le cadre constituait une gêne. C'est une peinture qui devait être au-dessus ou à côté du lit de Mantegna, pas une décoration » [1] . Cette mise au rancard n’inspire pas de regret à la Brera pour qui l’encadrement n’était documenté “que” depuis le 16ème siècle (fig. 4). Quoi qu’il en soit, cette idée selon laquelle une peinture religieuse devient une décoration aussitôt qu’elle est dotée d’un cadre relève d’une conception post-moderne, incapable de comprendre comment les peintures étaient conçues et regardées dans le contexte religieux du 15ème siècle.cmm-fig4

   Loin d’être un ajout ornementale incongru, le cadre est un élément qui sert de porte et de démarcation entre le monde de la réalité qui nous entoure et le monde idéal représenté. Il conduit notre regard de la vision quotidienne à la contemplation artistique et spirituelle. Il est tout à la fois une frontière et un lien : le moment intermédiaire qui permet d’introduire l’épiphanie de l’image.

   Le décorum faisait foncièrement partie, bien au contraire, de la présentation des images religieuses et la piété sincère s’exprimait au travers de leur riche mise en valeur. Dédaigner la “décoration” est d’autant plus déplacé ici que Mantegna fut l’un des peintres qui accorda le plus d’importance aux éléments décoratifs, élevant l’ornementation au plus haut degré d’expression artistique et spirituelle (voir figure 5, l’extraordinaire subtilité et complexité de la conception de Mantegna, mettant en interrelation les riches ornements qu’il représente dans sa scène et le somptueux cadre architectonique du retable).
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   De toute évidence, en quête de l’essence de l’image, Olmi s’est senti tenu de “libérer” le Christ mort de toute forme de décorum.

   Mais, par un effet inverse, en agissant sans aucun recul critique, il n’a fait qu’emballer l’image sacrée dans le décorum typique de notre époque : celui des tableaux modernes conçus sans cadre et l’omniprésence, dans les livres et sur nos écrans d’ordinateurs, de peintures anciennes reproduites sans leur cadre.

Théories à l'épreuve

   Sa réinterprétation de l’image aurait pu être recevable si le musée avait annoncé:
« ceci est la vision personnelle et créative du cinéaste ». Mais M. Olmi prétend avoir
« retrouvé » les intentions originelles de Mantegna grâce à des déductions historico-scientifiques inédites.

   Or, ses explications sont pour le moins contradictoires.
   Il affirme d’abord qu’historiquement « ce tableau n’a pas été peint pour être exposé aux yeux du monde, mais était destiné à demeurer caché à tous regards extérieurs » [3] (une spéculation que réfute Giovanni Agosti, historien de l’art spécialiste de Mantegna à l’université de Milan). Pourquoi, dans ce cas, le cinéaste a-t-il déployé tant d’efforts pour donner “plus de visibilité” à cette peinture – ce qui est le but du projet de la Brera ?

   Des incohérences plus graves sapent la thèse d’Olmi, si détaillée et inédite, selon laquelle Mantegna avait conçu le Christ mort comme une image de dévotion personnelle, positionnée au chevet de son lit à 67 cm du sol. Cette hauteur exacte serait la seule qui permette, selon Olmi, la vue “correcte” du corps en perspective pour un spectateur – non pas couché – mais debout face à l’image : « Si je l'ai placée à 67 centimètres du sol, c'est que, si on la place à hauteur des yeux, le Christ semble difforme et rabougri comme s'il était suspendu par les bras. C'est vrai qu'on peut avoir envie de s'agenouiller, mais le point de vue que j'impose n'est pas religieux. Il est le plus adéquat avec la perspective choisie par Mantegna. » [1]

   Il suffit de mettre ses raisonnements à l’épreuve pour en saisir l’absurdité.
   Mantegna aurait donc accroché à 67 cm du sol cette image devant laquelle il priait à genoux. Néanmoins, ce serait pour le point de vue des très rares visiteurs de sa chambre (une image "cachée à tous regards extérieurs") qu’il aurait établi la perspective « correcte » …
   Tandis que Mantegna lui-même, tous les jours en s’agenouillant, n’aurait eu à la hauteur de ses propres yeux, aux dires d’Olmi, qu’un Christ « difforme et rabougri » ?

   Si les visiteurs de la Brera sont aujourd’hui instinctivement tentés de s’agenouiller, M. Olmi devrait songer qu’ils ont peut-être instinctivement raison et lui-même intellectuellement tort.

   En affirmant, elle aussi, que « cette distance au sol est la même que voulait son auteur » [4] , la Brera ne fait qu’illustrer le phénomène bien connu de l’erreur collective.

Corriger la perspective

   Sa tentative de “corriger” la perspective par un calcul aussi précis – 67 cm – que déroutant, semble avoir été un peu oublieuse du fait, établi depuis longtemps, qu’il se trouve au moins deux perspectives concurrentes dans la construction de l’image.
En réalité, Mantegna ne s’est pas contraint à l’application mécanique d’une perspective mathématique ; il élabore une perspective sensible, au service de son expression (en accord avec les conceptions d’Alberti).

   Les intentions de Mantegna se trouvent en fait implicitement incluses dans son image. La position des trois personnages pleurant le Christ en fournit la clef. Ces figures en lamentation (la Vierge, saint Jean et Marie-Madeleine) ne sont pas debout mais à genoux.
   Un dessin à l’encre de Mantegna, récemment découvert, datant des années 1460 et qui peut être considéré comme l’une des étapes de ces recherches qui aboutiront à sa composition finale, montre les saints personnages debout et penchés autour du Christ (fig. 6). Une autre feuille de recherches, des années 1460-65, conservée au British Museum (fig. 6 bis) associe cette fois le Christ mort et, au verso, des saintes femmes agenouillées.

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   En choisissant d’agenouiller ces figures, Mantegna a repensé en conséquence la perspective d’ensemble. L’angle de vision inhabituel qui en résulte dans son chef-d’œuvre de la Brera prend sens lorsqu’on réalise qu’il représente la perspective dessinée à partir d’une position similaire à celle du groupe en lamentation: Mantegna mets le spectateur à la place d’un quatrième pleureur, semblablement agenouillé et partageant leur vision (fig. 7)

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   A partir de là, les solutions vraisemblables sont peu nombreuses. La première consiste à placer l’image proche du sol, si l’on suppose une telle disposition dans la chambre de l’artiste ou – autre hypothèse – sur la tombe de Mantegna. Dans les deux cas, pour en avoir une vision juste, les spectateurs doivent se mettre à genoux. Mais un musée n’est ni une église, ni un cimetière, ni une chambre d’artiste reconstituée.

   Une autre possibilité consiste à placer la peinture à hauteur des yeux, ce qui permet aux spectateurs, étant debout, de partager néanmoins la vision des pleureurs agenouillés. Bien qu’elle ruine les ambitions du musée de révolutionner la présentation de l’œuvre, cette solution marche parfaitement, tout en étant cohérente avec d’autres solutions adoptées par Mantegna où il conjugue le point de vue du spectateur et la perspective de sa représentation, comme dans ses fresques de la Chambre des Epoux (Fig. 7 et 8).

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   Le seul mauvais choix est celui-ci d’Olmi. Andrea Carandini, le président de la FAI (fondation pour la sauvegarde du patrimoine naturel et culturel italien) ne mâche pas ses mots : « cela revient à placer le corps de Jésus au niveau des parties génitales qui ont tout sauf des yeux » [5] . Cet archéologue italien fustige l’incapacité d’Olmi à comprendre ce qu’est et ce que n’est pas une peinture, lorsqu’il confond la représentation artistique d’un sépulcre avec la reconstitution factice d’un vrai-faux sépulcre.

Dématerialisé, modernisé

   Carandini souligne que, dans la mise en scène théâtrale du cinéaste, la peinture apparaît dématérialisée, rabaissée à l’état d’une photo projetée. Cet effet de diapositive choque également l’historien d’art Philippe Daverio, pour qui la peinture semble rougeoyer désormais « comme un four à pizza » [1] .

   Personnellement, je suis encore plus frappé par la ressemblance avec un écran de cinéma. Est-il possible que M. Olmi ne se soit pas aperçu qu’il avait reproduit ici la situation même qui lui est si familière, celle d’une projection de film dans une salle obscure ? Il suffirait qu’une rangée de fauteuils de cinéma soit placée dans cette pièce pour que les spectateurs assis se trouvent à la hauteur idéale pour visionner son film du Christ mort (Fig. 10)

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   Accroître la “visibilité” du Christ mort et retrouver la “vraie” vision (originelle) de l’œuvre – ces buts exprimés par la Brera coïncident étonnamment avec ceux (controversés) que se fixe la restauration contemporaine, dans ses propre définitions, qui entend accroître la “lisibilité” des œuvres d’art [6] et révéler les “vraies” couleurs d’un peinture, par une prétendue restitution au plus proche possible de son état d’origine

   Ce sont les mêmes pseudo découvertes historico-scientifiques que l’on proclame ici et dans ces restaurations controversées, qui ont fait l’objet des analyses critiques d’ArtWatch parmi d’autres. Les hypothèses y sont présentées comme des faits avérés; des calculs illusoires et des déductions erronées y tiennent lieu de preuves scientifiques.

   Dans les deux cas, une analyse attentive montre que notre esthétique contemporaine a pris le pas sur celle de l’artiste lui-même. Force est de constater que l’humilité, même si les restaurateurs et les designers s’en font une règle d'or, ne parvient pas à empêcher la contamination de l’art ancien par les préjugés artistiques contemporains.

   Que ce soit par des restaurations invasives ou par une muséologie envahissante, au travers de processus similaires, les chefs-d’œuvre du passé se trouvent modernisés, et ainsi, pour des décennies à venir ou même irréversiblement, falsifiés.

 

Michel Favre-Félix

publié le 26/03/2014

 

 

 

NOTES :

[1] ”Le « coup » du Christ”, by Philippe Ridet, Le Monde, 15/02/2014

[2] Site web de la Brera

[3] “Capolavori meditazione da”, Francesca Bonazzoli, Corriere della Sera, 3/12/2013

[4] “Brera, «processo» pubblico per il Cristo del Mantegna ”, Giacomo Valtolina, Corriere della Sera, 13/12/2013

[5] “Un Mantegna da vedere in ginocchio”, by Andrea Carandini, Corriere della Sera, 11/12/2013

[6] Pour des analyses critiques de l'emploi du terme "lisibilité" en conservation, voir: Salvador Muñoz Viñas, Contemporary Theory of Conservation, Elsevier Butterworth-Heinemann, 2005 - Michel Favre-Félix, Ambiguïtés, erreurs et conséquences : « Rendre l’œuvre lisible », Ceroart revue en ligne, 2009, , Hiltrud Schinzel, “Visibility of Restoration – Legibility of Artworks : the Topicality of Compromise”, dans Visibilité de la restauration, lisibilité de l’œuvre, 5ème colloque de l'ARAAFU, 2003 – Debat dans la revue italienne de restauration Kermes n°44, 2001 / n°47, 2002 / n°50, 2003, avec Antonio Natali, Giorgio Bonsanti, James Beck, Anna Maria Maetzke, Walter Schudel et al.

 

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