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Nuances 36-37 (2006) - pp. 38-40

La patine grise d'Ingres

par Paul PFISTER

 

 

Ingres - Autoportrait à 55 ans



   

  C’est avec satisfaction que les amateurs d’art ont constaté un renouvellement dans l’approche des œuvres d’Ingres depuis la dernière rétrospective française,
en 1967 au Petit Palais. L’exposition présentée par les galeries nationales de Londres et de Washington en 1999 et 2000, limitée aux portraits, donnait encore du maître l’image peut-être trop uniquement virtuose et plaisante d’un peintre de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie
de son temps.

  L’un des grands mérites de la rétrospective du Louvre (24 février - 15 mai 2006), conçue par Vincent Pomarède et ses érudits collaborateurs, est d’avoir donné accès à l’abondance et à la richesse de cette oeuvre extraordinaire qui constitue en quelque sorte, comme le dit le catalogue, un lien entre les grands maîtres du XVIe siècle et l’époque de Picasso et Matisse. Même si Ingres écrivait dans ses pensées, en 1821, comme s’il avait voulu nous en convaincre, « je suis donc un conservateur des bonnes doctrines, et non un novateur », le visiteur de l’exposition a pu constater à quel point son expression a été inventive, innovante et d’une richesse extrême en comparaison avec l’œuvre d’autres maîtres de son temps. Ingres apparaît désormais comme l’un des peintres les plus importants de l’histoire.

  Il serait superflu d’expliquer quel soin extraordinaire ce maître du raffinement absolu et de l’esthétique apportait à ses oeuvres, depuis les dessins préparatoires et les études à l’huile jusqu’aux tableaux définitifs. Tout cela, l’exposition et son catalogue l’ont mis, aussi bien qu’il était possible, en évidence. Reste surtout à se demander si les tableaux, dans leur état actuel de conservation, correspondent encore, de près ou de loin, aux intentions de l’artiste. Lorsqu’on regarde les peintures et que l’on se penche sur les reproductions du catalogue – d’ailleurs sans faille – il saute aux yeux qu’elles présentent des états si divergents qu’il est impossible de ne pas se poser de questions.

  Sans vouloir être exhaustif, considérons déjà le Torse d’homme, antérieur à 1800,
du musée Ingres à Montauban (Cat. N° 1). Il possède une tonalité grise, d’un ton plus fort que celui d’une patine naturelle produite par le temps..

La patine grise d'Ingres

  Des constats similaires faits sur de nombreux tableaux d’Ingres m’ont conduit à conclure que ce type de patine grise avait été posé par l’artiste lui-même.
Je sais combien cette idée peut être déroutante pour la conception que nous nous faisons aujourd’hui de la peinture. Néanmoins il ne s’agit pas d’une vue théorique.
L’observation attentive de portraits, tel celui de Delphine Ingres-Ramel peint en 1859, dans la collection Oskar Reinhart de Winterthur dont je suis le restaurateur, montre qu’il existe un très léger voile gris, distribué en particulier sur les carnations de manière très subtile (fig.1).

 

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  On retrouve déjà ce phénomène sur sa Baigneuse de Valpinçon, du musée du Louvre, peinte en 1808. Ce magistral nu de dos n'est pas modelé par un dégradé de tons opaques peints en pleine pâte, comme on pourrait le supposer. Les subtiles variations
du volume sont obtenues par un gris semi-transparent posé sur un fond général de ton chair claire. Ce gris forme les ombres, bien sûr, mais, étonnement, il voile aussi les parties en pleine lumière, telle l'épaule montrée dans ce détail (fig. 2).
Nous voyons que ce voile gris a été quelque peu malmené par des nettoyages, abrasé, déplacé dans les creux de la structure. Il est même presque supprimé sur une petite zone rectangulaire du haut de l'épaule, laissant un aplat vide.

 

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  La même chose se manifeste dès les premiers portraits avec le Portrait d’homme à
la boucle d’oreille
, de 1804, qui appartient aussi au musée de Montauban (Cat. N° 26).
Tout en étant nettoyé, le tableau conserve une forte patine gris-brun, incrustée dans
la couche picturale, qui soutient le modelé du visage. Surtout évidente sur le col de la chemise “blanche”, elle joue exactement le rôle inverse d’un contraste, contribuant au contraire à l’harmonisation générale du tableau. Ici, la structure des coups de brosse a été inopportunément mise en valeur par le nettoyage, ce qui ne correspond en rien à l’intention de l’artiste. Mais chacun peut aisément s’imaginer le résultat qu’aurait produit un nettoyage plus poussé : le modelé aurait disparu, le visage aurait été rendu encore plus plat et la chemise, devenue toute blanche, aurait produit un contraste aigu luttant contre le reste du tableau. Bref,on aurait un Ingres de plus, semblable à ceux que les musées ont l’habitude de proposer.

  Virgile lisant l’Énéide devant Auguste et Livie (1819, intitulé aussi Tu Marcellus eris ) qui appartient aux musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (Cat. N°37) est un exemple de tableau dans lequel la patine artificielle gris-brun d’Ingres est encore conservée. Evidemment, dira-t-on, puisqu’il s’agit là d’une scène de relative pénombre… Mais Roger délivrant Angélique (Cat. N° 44) du musée du Louvre, qui date de la même année, représente, lui aussi, une scène nocturne. Et néanmoins, on s’est efforcé
de réduire le plus possible ce gris-brun, avec pour résultat une couche picturale inégalement blessée, des craquelures causées par les solvants et, par ailleurs, l’apparence d’un tableau tout plat, manquant de modulation dans les volumes et
les chairs.

 

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  Il serait aussi édifiant de comparer l’Œdipe et le Sphinx, qui est au Louvre (fig. 3), avec la version de1864, à la Walters Gallery de Baltimore, deux scènes situées en grande partie dans la semi-obscurité d’une grotte. La version de Baltimore montre à présent la scène projetée en plein jour par un nettoyage encore plus poussé que sur la version du Louvre.Et que dire des portraits, surtout féminins, qu’on a décrassés de façon trop intense, comme, parmi beaucoup d’autres, celui de Madame Moitessier debout (1851, National Gallery de Washington, Cat. N° 160), ou de Madame Rivière, au Louvre, dans lesquels des portions d’étoffes et de chair ont perdu leur modelé du fait de la réduction de leur patine grise. Heureusement,dans la plupart des tableaux qui ont été ainsi traités, il reste, par endroits, de petits témoins de cette patine ingresque.

Les tonalités grises et la photographie

  La peinture d’Ingres était-elle vraiment grise ? On n’a jamais pris au sérieux les témoignages écrits parce qu’on n’y a vu que des appréciations ironiques. Mais il est bien connu que la qualité de l’ironie réside en ceci qu’elle est une vérité drapée de drôlerie. D’Amaury Duval, nous connaissons ces deux phrases : « On trouva dans l’anagramme du nom Ingres les mots: en gris. Dès lors, M. Ingres a fait gris, le gris était sa couleur de prédilection, il faisait communier ses élèves avec du gris. » - « Il est connu que la peinture de M. Ingres est grise. – Ouvrez l’œil, nation nigaude, et dites si vous vîtes jamais de la peinture plus éclatante et plus voyante, et même une plus grande recherche de tons ? »

  De Robert de la Sizeranne, nous avons celle-ci :« C’est encore pourquoi les deux seules couleurs qu’il recommandât à ses élèves étaient le “gris laqueux” pour les demi-teintes, et le brun rouge, dont il disait : “C’est une couleur tombée du ciel !” »

  Mais les nations, au lieu simplement d’ouvrir l’œil (Amaury Duval n’en demandait pas davantage), ont cherché où pouvaient bien se trouver ces couleurs éclatantes et voyantes. Afin de ne plus passer pour « nigaudes », elle sont cru trouver la solution en effaçant les patines originales d’Ingres.

  Dans De l’art et du beau, le maître écrit pourtant : « Les chefs-d’œuvre ne sont pas faits pour éblouir. Ils sont faits pour persuader, pour convaincre, pour entrer en nous par les pores ». Mais nous, les descendants, nous voulons tout faire pour éblouir par nos nettoyages inadaptés, à l’inverse de la conception et des intentions de l’artiste.

  Il me paraît justifié, à propos de la patine grise et artificielle d’Ingres, de faire
la réflexion suivante. Ce maître, sensible aux événements de son époque, avait reconnu sans difficulté les capacités de la photographie,tout en craignant qu’elle ne concurrençât injustement les aquafortistes. L’un des mérites évidents de la photographie tenait à la richesse de ces nuances de tonalités grises, par lesquelles elle transposait la réalité sans utiliser aucune couleur. Par la suite, il y eut des peintres qui s’opposèrent,
par leur genre d’expression, à cette capacité, purement technique, de la photographie,
et d’autres, comme Ingres justement, qui enrichirent leur vision artistique en adoptant les possibilités de la gamme grise et parvinrent à surpasser de beaucoup la simple apparence technique.

  A l’avenir, il serait éminemment souhaitable que l’on se donne d’abord la peine
de mener des recherches sur ce gris ingresque avant de décider d’éliminer de la saleté grise.

 

  Reste à faire une observation, d’ordre muséologique. On a investi – si mal ! –
de fortes sommes d’argent pour que les tableaux “en jettent” – ce qui, pour Ingres,
est un contresens. Mais comment traitons-nous les dessins du maître ? Sont-ils si négligeables et dénués de valeur qu’ils ne méritent pas de perdre une seule seconde pour leur porter le minimum de soin que leur conservation réclame ? Comment
peut-on présenter des oeuvres de musées dans des états de conservation si négligés,
si dégradés, en décomposition même ? Peut-être a-t-on la noble intention de prouver
au spectateur que la qualité esthétique des dessins d’Ingres importe moins que l’incomparable beauté de la nature, qui se manifeste sous forme de taches produites par une grande variété de moisissures, de décolorations, de papiers jaunis par des colles douteuses et des composants acides, ou d’autres choses encore…

 

 

Paul Pfister

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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