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Nuances n° 38-39 (2007) pp. 36-38

Titien était-il incohérent ?

par Alexander ZAFIROPULO

 

Alexander Zafiropulo, connaisseur, suit de par le monde, depuis plus de trente ans, le destin des œuvres du Titien dans les musées et les expositions. Il nous livre ses observations récentes.

 

 

   En 2003, la grande exposition du Titien à la National Gallery de Londres réunissait pour la première fois depuis quatre siècles les quatre tableaux mythologiques peints pour orner un même lieu, le Camerino d’Alabastro d’Alphonse d’Este, duc de Ferrare.

   Quelle conclusion pouvait-on en tirer ?
   Nous aurions dû retrouver trois chefs-d’œuvre du Titien (L’Offrande à Vénus, Les Andriens, Bacchus et Ariane) et une œuvre de Bellini (Le Festin des Dieux) spécialement retravaillée par le Titien, formant un quatuor harmonieux, concordant dans les couleurs et la technique. Au lieu de cela, nous avions, mises côte à côte, des œuvres aujourd’hui discordantes. 
   Bref, (ainsi que la presse a pu le noter) ce ne sont plus les mains de Bellini et du Titien que nous reconnaissons, mais les mains de trois écoles de restauration différentes – Madrid, Londres et Washington – appliquant chacune des procédés divergents, pour des résultats antinomiques et non moins irréversibles.

 

   2006 fut l’année du portrait titianesque, avec “Tiziano e il Ritratto di Corte da Raffaello a Carracci” à Naples (musée de Capodimonte), immédiatement suivi par “Titien, le pouvoir en face” en septembre à Paris (musée du Luxembourg).

   Naples nous réservait la plus forte surprise, qui était peut-être aussi le motif de toute l’exposition : il fallait absolument dévoiler la Danaé, récemment nettoyée par le restaurateur du musée, Bruno Arciprete, à l’instigation du directeur, Nicola Spinosa, grâce à la générosité de l’Unione Industriale dei Pastai d’Italia. Même si cette œuvre n’avait, pour ainsi dire, aucun rapport avec le titre de l’exposition : “le portrait de cour”.

   Dans le catalogue consacré à cette restauration, le directeur du musée nous apprend ceci pour commencer : nul n’est plus qualifié que les membres de l’Union Industrielle des Fabricants de Pâtes Comestibles d’Italie pour apprécier les qualités et les vertus, implicites et explicites, d’une telle œuvre (et donc pour financer sa restauration), tant la sensualité des macaronis est proche de la technique des carnations dans un nu féminin du Titien (1) Et le directeur du musée de poursuivre : « Quel produit méditerranéen, sinon nos bonnes pâtes “quotidiennes”, pouvait se combiner avec la beauté saine et séduisante de cette jeune femme qui, aujourd’hui comme hier, induit en tentation ceux qui s’arrêtent et la regardent, bien mieux que ne sauraient le faire tant d’images publicitaires actuelles.

   La radiographie a fourni ses utiles informations sur les repentirs de l’artiste : le putto, le ciel bleu et le fond obscur forment un large ensemble retravaillé par Titien modifiant totalement une première composition de l'arrière-plan qui comportait deux servantes très semblables à celles figurant derrière La Vénus d’Urbino (1538) dont la pose lui a resservi comme point de départ pour celle de cette Danaé. 
   Le reste des indications nous sera donné par le restaurateur lui-même, Bruno Arciprete : le nettoyage fut exécuté par application d’un mélange d’acétate d’éthyle et de diméthylformamide (3/1), quoique ce dernier produit soit plus approprié pour la suppression des anciens repeints que pour le nettoyage, en raison des fragiles glacis d’un Titien. Néanmoins, l’opération nous est présentée comme «le fruit d’observations et d’analyses diagnostiques avant et pendant l’intervention de conservation». 

   En réalité, les 17 analyses, réalisées par fluorescence X sans prélèvement de matière, identifient uniquement quelques pigments, parmi les plus courants, qui pouvaient se deviner sans problème. Elles n’apportent pas la moindre information intéressante pour la restauration. Seulement deux échantillons ont été prélevés pour observer la stratigraphie complexe des multiples couches superposées par Titien dans ses carnations. Même s’il faut se réjouir que la matière originale soit ainsi épargnée, on peut se demander pourquoi un ou deux échantillons n’ont pas été pris dans les drapés, zones suffisamment vastes et que l’on ne saurait tenir pour plus sacrées que les carnations. 
N’a-t-on pas ainsi, dès le départ, considéré que ces drapés étaient banals, dépourvus de toute complexité et ne méritaient pas d’étude préalable ? L’«analyse diagnostique avant et pendant» n’a pas eu lieu pour les drapés, contrairement aux affirmations d’Arciprete : elle aurait pu conduire à d’utiles conclusions.

   Car l’aspect actuel de la Danaé nous frappe instantanément d’une manière tout à fait particulière. 
   Les carnations des deux figures, Danaé et Cupidon, présentent encore une surface riche, transparente et ambrée (même si cette tonalité a connu une réduction par rapport à l’aspect de ces mêmes parties avant 2004) diffusant une vibrante impression de chaleur. 
   À l’inverse, le fond est d’une noirceur d’encre et les draps du lit comportent de larges zones d’un blanc amorphe, où le tissu manque aujourd’hui de toute valeur tactile. Cette sécheresse est frappante pour le coussin supportant la tête de Danaé, dont l’impression de souplesse, de toucher moelleux, a entièrement disparu. 
Mais le fait le plus troublant – et le plus significatif – est la persistance de chauds glacis dorés sur l’autre coussin, qui soutient le bras de Danaé comme sur le linge étendu sur sa cuisse. De même, certaines zones du drap – qui, nous l’avons dit, est en général d’un blanc cru – sont revêtues de velature similaires, d’un ton plus ou moins ambré, à droite où reposent les pieds de la jeune femme.

Titien Figure 1

   Comment Arciprete explique-t-il le mystère de ces nuances dorées dispersées ici ou là – ces « sfumature dorate » comme il les appelle ? (voir fig. 1) Sur la gauche du tableau, il signale que les teintes chaudes du corps de Danaé « semblent influencer le chromatisme des éléments [draps] alentour ». Sur la droite, il note que « la couverture brune étendue sous le pied gauche de Danaé se reflète [sic] sur le drap, grâce à une astuce technique [sic] obtenue en “voilant” délicatement de brun transparent le gris [des draps] qui l’avoisine ». 
   Au lieu de ces explications alambiquées, il aurait pu constater simplement que Titien avait enrichi ces linges blancs par des glacis dorés afin de les relier aux tons chauds de son nu, d’éviter une rupture. Il ne s’agit pas « d’astuce technique » et de « reflets », mais d’une harmonisation par un voile coloré, ou velatura. 
Mais, ayant fait cette découverte remarquable, le restaurateur essaye de ne pas en tirer les conséquences. Pourquoi la chaude carnation de Danaé cesse-t-elle subitement « d’influencer » le reste du drap tout le long de son corps ? Pourquoi les teintes chaudes de son épaule, de son cou et de ses cheveux laissent-elles de glace le gris du coussin sur lequel elle repose ? 

   Comme tant de ses collègues, Arciprete répugne à reconnaître que les glacis originaux ont été détruits sur de larges plages du tableau, et que, de ce fait, l’image a perdu l’équilibre, l’harmonie que Titien avait établie entre ses parties. 
   Arciprete se contente de manier l’ambiguïté. D’une part, en supprimant un vernis très foncé qui avait empêché – dit-il – plusieurs générations d’amateurs de jouir des qualités de cette œuvre pendant cent quarante ans (sic !), il serait parvenu à retrouver « la lumineuse gamme chromatique et la technique d’exécution complexe » du Titien. Mais dans sa phrase suivante nous apprenons le contraire : l’image actuelle n’est certes pas celle que voyait l’artiste, car « le temps peintre et destructeur » modifie la réalité.

 

   Il ne se risque pas non plus dans une comparaison directe avec La Vénus d’Urbino, des Offices de Florence, tableau réalisé quelques années auparavant, dont la mise en œuvre picturale est très étroitement liée à notre Danaé. Nous avons appris par la radiographie que le nu de Capodimonte fut d’abord une réplique de La Vénus d’Urbino, modifiée pour devenir une Danaé sous la pluie d’or. Cette Vénus d’Urbino fut nettoyée de manière radicale vers la fin du vingtième siècle par le restaurateur des musées de Florence, Alfio del Serra. Ce dernier avait au moins le sens de l’uniformité : sur une lingerie de coussins et de draps intégralement décapée repose un corps sans vie, aux chairs nacrées, privées maintenant de tout glacis ancien, digne d’un nu d’imagerie populaire (fig. 3).

Titien Figure 2 et 3

   Voici donc d’une part la Danaé, projetant encore beaucoup des qualités picturales célébrées au cours des siècles dans les nus du Titien (fig. 2), mais environnée d’éléments discordants et, d’autre part, la Vénus, parfaitement “intégrée” dans son décor, mais dénuée de toutes les vertus reconnues au maître vénitien. Pourrait-on, sans connaître l’histoire de leurs conservations respectives, croire à une attribution commune aujourd’hui ? Et Dieu sait, pourtant, que ces deux œuvres maintenant si différentes, partageaient des qualités picturales égales, si nous projetons notre mémoire quelque trente-deux ans en arrière !

   Le directeur du musée, M. Spinosa, affirme que des interventions majeures sur des œuvres sur toile, sur bois, ou à fresque, en Italie, ont provoqué des « dégâts étendus, radicaux et irréversibles », et il mentionne la restauration des fresques de Battistello Caracciolo à Santa Maria la Nova, et celle des grandes toiles de Luca Giordano à l’église de l’Ascension à Chiaja, « pour ne citer, comme exemples douloureux, que les plus récentes dans la région de Naples ». Il accuse Raffaello Causa d’avoir restauré, il y a quelques années, la Zingarella du Corrège, l’un des chefs-d’œuvre de son propre musée, de telle façon qu’il n’en reste que des «larves chromatiques» (2)

   Le temps de la contrition est-il venu ? La Danaé de Naples nous a apporté au moins la confirmation de ce que tant de restaurateurs nient farouchement : l’utilisation par Titien de vastes velature dorées dont il se servait pour l’harmonisation finale de ses tableaux. Présentes sur les carnations, il n’en reste ailleurs que des reliquats mais ils en sont la preuve archéologique (3)

 

Alexander Zafiropulo

 

 

 

NOTES :

1 - La Danae di Tiziano del museo di Capodimonte : il mito, la storia, il restauro, Electa Napoli, 2005, p. 7.

2 - Ibid., pages 6 et 7.

3 - Notre Danaé est aussi connue pour avoir été l’héroïne d’une polémique sur son nettoyage à la fin du XVIIIe siècle. Tout commence en 1787 avec la question des vernis en peinture et en restauration, soulevée par Philip Hackert, peintre allemand installé en Italie, qui déclenche un débat passionné, à rebondissements. Une des réponses qui lui est faite, en 1788, aborde en outre le problème du dévernissage. L’auteur de cette réponse (non identifié, mais probablement conseillé par le “professeur de peinture” Raimondo Ghelli) y expose une critique mordante du nettoyage de la Danaé effectué en 1787 par le restaurateur Anders, compatriote et protégé de Hackert. Si l’on met à part les aspects nationalistes de cette polémique, l’attaque portait sur les demi-teintes du Titien « devenues méconnaissables », sur « l’altération des contours », sur l’effacement avec des « corrosifs » de la nuée ainsi que d’une mèche de cheveux qui tombait gracieusement sur le front de la jeune femme. Nous noterons que l’œuvre a plusieurs fois été décrite ensuite – par des auteurs extérieurs à la polémique – comme « dégradée par le temps et certaines restaurations anciennes » (1850) et «inégalement nettoyée et retouchée à maints endroits » (1878). Mis à part le fond du tableau et la nuée qui se sont avérés, lors de l’examen récent, assez abrasés et retouchés, il reste bien difficile d’évaluer les effets du nettoyage d’Anders. Si effectivement une mèche de cheveux a été dissoute, il reste possible qu'Anders – alerté par le résultat – ait modéré la suite de son nettoyage.