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Nuances 36-37 (2006) - pp. 3-7

Quel anniversaire pour les Rembrandt du Louvre ?

par Michel FAVRE-FÉLIX                                                                                                                         version révisée 07/12/2012

 


 

Rembrandt - Autoportrait aux yeux écarquillés



Ernst van de Wetering, coordinateur du dernier catalogue des œuvres de l’artiste, considère qu’il n’existe pas de raison valable de ne pas dévernir tous les tableaux de Rembrandt. Il entendait le démontrer, à l’auditorium du Louvre, avec des arguments forts étranges. Voici nos commentaires.

 

 

   A l’occasion du 400ème anniversaire de la naissance de l’artiste, deux journées d’étude avaient réuni en juin une vingtaine de spécialistes autour des œuvres rembranesques du Louvre. Le 1er décembre, à l’auditorium, cinq d’entre eux étaient conviés à une table ronde, afin de tirer les leçons des rencontres de juin et d’évoquer d’éventuelles restaurations. 

   Entre tous les exposés, celui d’Ernst van de Wetering, président du Rembrandt Research Project (RRP) depuis 1992 (1) , nous a particulièrement frappés.

   L'historien hollandais a en effet voulu prouver le bien-fondé du dévernissage total des peintures de Rembrandt par la démonstration très curieuse que voici.

Palette réduite et effet de puzzle

   M. van de Wetering a d’abord rappelé que les peintres des XVe et XVIe siècles utilisaient des palettes de petite taille, portant un nombre réduit de couleurs (2) . Rien de nouveau en cela. Néanmoins, remarquons qu'au siècle suivant, celui de Rembrandt, les palettes comportaient tout de même régulièrement sept ou huit noix de couleurs différentes, ce qui est un nombre considérable, comme nous le verrons plus loin.

   Cette remarque l'a conduit à postuler que ces artistes (lesquels au juste?) devaient travailler, du fait de leurs palettes réduites, chaque jour sur une partie de leur image en progressant morceau par morceau, lesquels seraient venus se juxtaposer comme les pièces d’un puzzle en construction, séances après séances : un col, une manche, un visage, une main, etc., chaque élément étant traité séparément. En peignant de la sorte par morceaux, prétend M. van de Wetering, ces artistes n'auraient pas visé l’unité tonale de leur peinture achevée. C’est pourquoi, a-t-il conclu en revenant subitement au cas de Rembrandt, il est normal que les tableaux de ce maître, une fois totalement dévernis, se présentent comme un assemblage de morceaux séparés et non comme un ensemble harmonieux. Il a illustré cette remarque stupéfiante par plusieurs diapositives de Rembrandt nettoyés, à l'aspect effectivement dépareillé, chaotique et sans unité.

   M. van de Wetering est libre de ses goût et de ses opinions, mais son argumentation est à ce point incohérente avec la technologie et la pratique des maîtres anciens qu’il est nécessaire d’y répondre.
  

   Utiliser une palette réduite n’obligeait aucunement les artistes à morceler leur image.
La progression morceau par morceau est une méthode en soi (qui n’implique pas un manque d’unité finale). Elle correspond au métier des primitifs, poursuivi par certains artistes maniéristes, travaillant généralement sur des fonds blancs, où ils avaient au départ établi le dessin complet de leur composition, par un tracé parfaitement défini.

   Mais la même palette “réduite” a servi pour l’approche inverse : le peintre ébauchait d’abord sa composition d’ensemble par grandes masses, avec quelques couleurs, puis revenait au fil des ses séances de travail développer ses effets picturaux, enrichir la gamme de ses colorations et modifier au besoin ses tracés.

   Cette technique libre, tirant parti de fonds colorés, dont le dessin pouvait évoluer, dans laquelle l’image toute entière “montait”, se construisait par strates successives, est évidemment caractéristique du Titien et va se diffuser au XVIIe.

   Or, l’explication du puzzle (déjà simplificatrice pour Van Eyck ou Lucas de Leyde) ne peut pas s’appliquer à Rembrandt, et M. van de Wetering ne devrait pas l’ignorer. Dans le livre qu’il a publié en 1997, Rembrandt, The Painter at Work – où il multiplie d’ailleurs les rapprochements avec la technique du Titien – il explique suffisamment bien comment procédait Rembrandt : la coloration du fond par des jus jaune-brun ou par une couche gris chaud, l’esquisse puis l’étape de mise en œuvre complète du tableau par des “tons morts” (doodverf) constituant un véritable ensemble (et non une partie de puzzle), destinés à être retravaillés et achevés par les touches finales. Cette progression est exposée sans ambiguïté par Gerard de Lairesse, qui connut bien Rembrandt, dans son traité Het Groot Schilderboeck de 1707 ; elle est manifeste dans les œuvres de la maturité et s’appliquait aussi à ses travaux antérieurs. Un inventaire de 1632 mentionne des peintures en “tons morts” en attente de finition dans l’atelier de Pieter Lastman, le maître de Rembrandt (3) .

   Les conservateurs de la National Gallery de Londres, dans leur excellent ouvrage Art in the Making, Rembrandt, ont d'ailleurs directement réfuté les déductions de M. van der Wetering, en notant : « Cette description de la palette [réduite] de Rembrandt, quoiqu’exacte, ne rend pourtant pas justice à la subtilité de sa méthode de peinture, dans laquelle couleurs et transparences sont obtenues en faisant continuellement varier les combinaisons de ces quelques pigments, et ensuite sont modifiées par la construction des couches de peintures, les unes sur les autres, jusqu’à obtenir l’effet recherché. (4) »
  

   La palette de Rembrandt était-elle "réduite" ? Ce serait d'ailleurs le premier point qu'il faudrait prouver. Le peintre lui-même apporte la réponse en balayant le postulat de départ de M. van de Wetering. Dans l'Autoportrait au chevalet du Louvre, Rembrandt se représente avec une palette à la main. L'étude scientifique de cet autoportrait a prouvé que les pigments représentés sur cette palette, aussi "réduite" qu'elle nous paraisse (cinq couleurs plus un noir) ont permis au peintre de réaliser l'ensemble de son tableau. Non pas d'en peindre un morceau en attente d'un suivant à l'aide d'une autre gamme de couleurs, mais la totalité de sa peinture. Tous les éléments représentés, la peau comme les tissus, le fond comme les cheveux, n'ont pas réclamé d'autre palette que celle que tient l'artiste. Si astucieusement présentée que soit la théorie de M. van de Wetering, elle n'a aucun rapport avec la réalité.

   Il nous reste suffisamment d’œuvres de Rembrandt dont il avait choisi de laisser certaines parties “non finies”, ou d’autres tableaux qu’il a laissés inachevés, pour comprendre comment il travaillait. Plus loin dans son exposé, M. van de Wetering a d’ailleurs projeté la photographie d’un tel tableau qui démontrait le contraire de ses hypothèses : toute la composition était déjà parfaitement ébauchée, le visage brossé hardiment, en attente d’une étape supplémentaire (fig. 1). Ce Croisé est justement l’une des œuvres laissées en “tons morts” authentifiées par le RRP, avec l’Etude d’un vieillard de profil de 1630 (Copenhague, Statens Museum) et un Autoportrait au béret inachevé, vers 1659 (musée Granet, Aix-en-Provence).

Rembrandt croisé détail

   Deux questions méritent réflexion : pourquoi est-il nécessaire d’échafauder une thèse fausse sur la technique de Rembrandt pour justifier le résultat “en puzzle” produit par le nettoyage radical de ses peintures ? Pourquoi cet historien tient-il un tel discours, proprement suréaliste, au musée du Louvre ?

Les glacis chez Rembrandt

   Ernst van de Wetering entreprend aussi une étrange croisade sur la question des glacis, et plus exactement, sur leur quasi non-utilisation par Rembrandt.

   Dans son ouvrage, déjà cité (pp. 193-201), il entend défaire le « mythe des glacis » qui se serait développé au début XXe siècle à partir des écrits de Max Doerner, (5) . Ce dernier, chercheur en techniques picturales anciennes, aurait mal observé les œuvres du maître en croyant y discerner de multiples glacis résineux colorés, ces couleurs en transparence dont Rembrandt se serait servi pour achever sa première étape de peinture quasi-monochrome en “tons morts”.

   Le tableau-test que M. van de Wetering choisi pour mettre en doute l'existence de multiples glacis chez Rembrandt est la Ronde de nuit. Il appuie son raisonnement sur le fait qu’un seul et unique glacis ait été retrouvé sur cette vaste toile : une laque rouge posée en transparence sur une écharpe vermillon. Ce glacis rouge étant conservé, M. van de Wetering s'empresse de conclure – de manière fort éliptique – que si jamais l’artiste avait utilisé d'autres variétés de glacis nous les retrouverions, eux aussi préservés sur la Ronde.

   Remarquons d’abord la naïveté de ce raisonnement qui ignore la pratique des restaurateurs du passé : leurs nettoyages pouvaient être drastiques, mais ils n'étaient pas uniformes. La réalité de leurs dégâts est plus complexe qu’un “tout ou rien”. Il leur était facile de repérer un glacis rouge carmin dessinant le pli d’une écharpe vermillon ; dans le même temps qu'ils épargnaient celui-ci, ils pouvaient détruire sans y prendre garde des glacis jaunes ou bruns, dont la couleur et la transparence les rend faciles à confondre avec le vernis jauni qu'ils s’appliquaient à supprimer. Ceci montre, tout d'abord, qu'il n'est pas sérieux de lancer des affirmations générales en se basant sur un seul exemple et en méconnaissant les procédés des restaurations passées.

   Ensuite, notons que l'exemple de la Ronde de nuit est bien mal choisi, car cette œuvre a la particularité d'avoir subi au moins 25 restaurations au cours de son histoire ! M. van de Wetering lui-même rapporte qu’en « une ou plusieurs de ces occasions, la surface de la peinture a été radicalement sur-nettoyée [over-cleaned] et même abrasée en plusieurs endroits » (p. 195).

   Il est tout de même insensé d’examiner l’un des tableaux de Rembrandt les plus sur-nettoyés, abrasé, pour nous dire quelles étaient les ultimes - et plus fragiles - finitions réalisées par ce peintre. Il conviendra au contraire de se référer aux œuvres les moins restaurées ; cette évidence qui échappe à l'historien hollandais, commence à être reconnue parmi les plus jeunes générations dans le monde de la restauration (6) » .
  

   On peut s'étonner qu'un historien continue à soutenir une telle opinion sur les glacis de Rembrandt alors que les examens scientifiques de ses peintures l'ont définitivement réfuté. L’étude des tableaux de Rembrandt conduite à la National Gallery de Londres ne laisse aucun doute sur la présence de couleurs transparentes dans la palette de l’artiste. Outre les laques rouges et les laques jaunes (verschietgeelen), les auteurs de l’étude répertorient les couleurs transparentes jaunâtres, connues sous le nom de “pink” ou “pinke” se déclinant en plusieurs tonalités jaunes, brunes, rosées, verdâtres, produites par des teintures extraites de végétaux (genêt, gaude, baies du nerprun commun ou de la bourdaine) fixées sur un substrat à base de craie (7) ».

   Ainsi que le notent les conservateurs anglais :« Dans les glacis de Rembrandt, les laques jaunes et rouges sont souvent combinées, parfois simplement entre elles, mais plus souvent toutes deux en mélanges complexes avec des terres, du noir ou même du smalt [poudre de verre colorée au bleu de cobalt], pour créer un large éventail de couleurs et de textures . (8) »

Ces glacis, du fait qu'ils contiennent un peu de pigments opaques, peuvent être semi-transparents ou opalescents.

Rembrandt microphoto

   Quel reproche pourrait-on faire finalement aux observations de Max Doerner, vers 1920 ? A la lumière des connaissances actuelles, on ne peut relever finalement que deux erreurs relatives : il a sous-estimé la force des couleurs dans l’étape en “tons morts” chez Rembrandt, et il a pensé à tort que ses glacis étaient composés de vernis résineux vulnérables. Les glacis de Rembrandt analysés jusqu’ici s’avèrent composés d’huile, généralement sans résine. Peut-être a-t-il employé d’autres glacis résineux aujourd'hui disparus justement à cause de leur fragilité, victimes de nettoyages drastiques.  En outre, une composition à l'huile sans résine ne garantit pas qu'ils aient tous résisté à des dévernissages anciens effectués avec des solvants forts. Surtout lorsque l'on considère la Ronde de Nuit, qui a connu vingt cinq restaurations toutes époques confondues !

   Il est heureusement possible d’observer un certain nombre de glacis préservés sur le Bœuf écorché du Louvre. La laque rouge carmin glacée sur le flanc se transforme en touche épaisse de sang séché. D’autres glacis plus discrets s’entrecroisent, de ton jaune ou de tonalité froide. L’Autoportrait de 1658, de la collection Frick, pourtant privé de tout vernis ancien, fournit l’exemple typique d’un glacis brun jaune posé sur une couche blanche, même à l’endroit de la plus haute lumière sur le col de la chemise. Le glacis y est arraché par endroits, ponctuellement abrasé jusqu’à la couche blanche.

 

   La volonté démonstrative de M. van de Wetering est donc très troublante. Entre le mythe d’un Rembrandt peignant tout en glacis fragiles et ce nouveau mythe d’une peinture quasiment sans glacis, il y a la réalité de ses surfaces picturales complexes, en évolution au cours de sa carrière, et surtout maltraitées par les restaurations à un degré souvent dramatique (9) .

   De plus, en avançant des hypothèses sur la technique picturale d’un artiste, il convient de prendre garde à l’état relatif de nos connaissances. Le médium utilisé par Rembrandt pour obtenir ses empâtements spectaculaires et fort variés a fait l’objet de plusieurs vagues d’analyses. On a d’abord estimé qu’il n’utilisait qu’une huile simple, additionnée parfois de craie (incolore dans l’huile) pour lui donner plus de corps tout en réservant sa transparence (Bomford 1988, White et Kirby 1994). Puis des moyens d’analyse différents ont indentifié de l’œuf en émulsion dans de l’huile (Groen 1997). Ultérieurement, la pertinence de cette détection d’œuf a été mise en doute (White 2006). Actuellement, des chercheurs font l’hypothèse d’un autre élément, dont l’apport serait déterminant : une huile fortement et longuement chauffée, très épaisse, dont Rembrandt devait connaître la recette puisqu’elle servait à fabriquer l’encre d’impression des gravures (10) .

Dévernissage des Rembrandt

   Le plaidoyer d’Ernst van de Wetering en faveur du dévernissage était déjà une croisade dans son ouvrage de 1997, où il fait l’objet d’un chapitre entier (11) . On en retiendra cette formule : « […] si l’on met à part les discussions sur les possibles dangers que présente l’utilisation de certains solvants pour la condition physique des couches picturales, nous pouvons soutenir qu’apparemment aucun argument décisif ne peut être avancé contre l’enlèvement d’un vernis jauni sur les peintures de Rembrandt. » (p. 250)

   L’auteur discute malgré tout plusieurs arguments dont la paternité revient à René Huyghe et qui sont aux fondements de la “doctrine du Louvre” en matière de restauration modérée (12) . Rappelons brièvement que, pour Huyghe, un vernis ancien ("jauni") conservé sur le tableau, en couche plus ou moins fine, permet de compenser trois problèmes : les usures superficielles subies par l’original (qu'il tempère), les distorsions harmoniques apparues entre des teintes stables et d’autres couleurs fugaces ou altérées par le vieillissement (qu'il atténue), et enfin, le durcissement du contraste entre les valeurs sombres et les claires, apparu avec le temps de manière plus générale encore. Pour contrebalancer ce durcissement, le vernis ancien agit comme le voile d’une patine qui « rétablit l’équilibre rompu des valeurs en rapprochant les blancs teintés des noirs adoucis ».

   M. van de Wetering convient de la justesse de ces trois arguments. Mais il note que le premier ne s'appliquera pas pour les tableaux qui n’ont pas subi de nettoyages forts par le passé [or ces cas sont rarissimes en réalité, voir la Ronde de Nuit citée plus haut], et pour le second, il considère que les pigments de Rembrandt « ne paraissent pas » avoir changé de ton [affirmation bien trop générale]. Enfin, il écarte le dernier argument de Huyghe car il estime que les contrastes chez Rembrandt sont (par miracle) inchangés. Et il propose un excellent moyen de le vérifier: la comparaison des peintures de l'artiste avec ses gravures, dont les rapports sombres/clairs serviront de repère puisque leur technique leur épargne les changements qui affectent les couleurs à l'huile. 
  

   La comparaison des peintures avec des gravures « parfaitement abouties » lui suggère « comme règle générale » que les parties sombres des peintures ont pu légèrement s’assombrir, mais que « le rapport d’ensemble entre les sombres et les clairs est si bien préservé qu’il est permis de dire que les intentions de Rembrandt à cet égard n’ont pas fondamentalement été déformées par le temps. »

   Son argument nous intéresse car M. van de Wetering choisit comme exemple la Bethsabée du Louvre de 1654 qu’il met en parallèle avec la Femme devant le poêle, gravure de 1658 (fig. 3 et 4, ci-dessous). Et il constate que la peinture a conservé le même registre de contrastes que la gravure de sujet similaire. La comparaison est absolument probante. Mais justement elle démontre le contraire de la théorie qu'il défend : la similitude tient au fait que le tableau du Louvre a gardé son vernis ancien, légèrement ambré, tel que Huyghe le souhaitait… Si elle était dévernie - comme le prône l'historien hollandais - elle afficherait justement un durcissement des contrastes en désaccord avec la gravure qui témoigne toujours des intentions originales de Rembrandt.

Rembrandt Bethsabée

 

   L’exercice serait encore plus convainquant si M. van de Wetering avait choisi son document avec davantage d’exigence scientifique. La gravure qu’il reproduit dans son livre n’est en effet pas l’état « parfaitement abouti » annoncé. C’est le premier état (tirage conservé à Amsterdam) qui sera suivi de six autres étapes de travail, au fil desquelles Rembrandt retravaille son image ! Il assombri et réduit les détails du fond, supprime la coiffe blanche du modèle ce qui permet de l'unir plus intiment à l'obscurité de la pièce. Ce fait n’est pas indifférent lorsqu’on cherche à comprendre les intentions de l’artiste : choisir ce premier état équivaut à choisir la première étape d’une peinture, sans se préoccuper des finitions que l'artiste apportera pour achever son œuvre.

   Si nous regardons le septième état (fig. 3) nous constatons que le rapport fonctionne en effet parfaitement avec la peinture pourvue de son vernis ancien. La concordance est d'autant plus sensible que ces gravures – M. van de Wetering oublie de le dire ou ne s’y attache pas – ont été imprimées par Rembrandt lui-même, non pas sur un papier européen blanc, mais sur un papier japonais dont la gamme de tonalités d’origine va de l’ivoire ambré au ton chamois. Ce papier était beaucoup plus onéreux et Rembrandt l'a donc choisi pour ses qualités esthétiques: sa tonalité ambrée, qui modère le contraste de l'encre noire sur un papier trop blanc - de même que le vernis doré peut modérer le contraste devenu excessif sur la peinture - et son absorption de l’encre qui produit des tirages « plus adoucis, assourdis. » (13)

Le vernis original de Rembrandt

   Ernst van de Wetering fournit donc une excellente raison d’être satisfait de l’état actuel de la Bethsabée.

   Lorsque la conservation des œuvres est en jeu, qui engage la responsabilité d’un musée, on ne peut pas se guider sur des théories, ni « mettre à part les possibles dangers » de pénétration des solvants. Il faut à la fois prendre connaissance des peintures les mieux préservées et considérer le cas spécifique de chaque tableau que l’on se propose d’étudier. Dans l’auditorium, nous avions le sentiment d’être revenus cinquante ans en arrière, à une époque où il suffisait de dire “enlevons tous les vernis jaunis et nous retrouverons l’œuvre du maître telle qu’il l’avait créée” et cette impression de caricature était accentuée par la formule de M. van de Wetering au moment où la parole était donnée à la salle : « Il paraît qu’il y a un lobby anti-restauration en France…, si ses membres sont dans la salle, nous aimerions bien les entendre ! »

   Nous n’avions aucun motif de nous sentir concernés par cette apostrophe polémique, et il nous intéressait bien davantage de poser la question du vernis final utilisé par Rembrandt lui-même.

   Il est frappant en effet que les avocats du dévernissage complet, présents à l’auditorium, n’aient pas songé à aborder ce point historique primordial. On réclame le dévernissage sans se demander ce que Rembrandt avait voulu et réalisé, sans chercher quel vernis il avait lui-même employé. Cet “oubli” montre que leur position repose sur des préjugés de goûts personnels (dictés par les préférences esthétiques des XXe et XXIe siècles) et non sur une recherche de l’aspect authentique des peintures, tenant compte des matériaux utilisés par l’artiste du Siècle d'Or.

   Ce même “oubli” a rendu possible durant des décennies l’emploi de vernis synthétiques désastreux sur les peintures anciennes et nous étions étonnés de voir ce point négligé par Ernst van de Wetering, alors qu’il s’était montré, voici une vingtaine d’années, conscient de ces problèmes (14) .
  

   Quel type de vernis Rembrandt avait-il pu employer ?

   Par chance, une mince couche de vernis d’origine de la Ronde de Nuit est parvenue jusqu’à nous, préservée sous un repeint très ancien apposé sur l'œuvre avant la fin du XVIIe siècle : selon Ernst van de Wetering ce vernis de Rembrandt était composé de mastic. Cette indication était incomplète puisque le mastic est simplement une résine, qui peut servir aussi bien pour fabriquer un vernis gras à l’huile qu’un vernis maigre à l’essence. S’agissant un artiste de cette époque, durant laquelle justement les deux types de recettes coexistent, il était primordial de le savoir. Comme nous lui demandions cette précision, l'historien hollandais nous a affirmé qu'il s'agissait de mastic à l'essence.

   Toutefois, les services de restauration des peintures du Rijksmuseum nous ont récemment démenti que cet échantillon provenant de la Ronde de Nuit ait jamais été analysé... contrairement à ce que laissait entendre M. van de Wetering.

   En l'absence d'analyse de cet échantillon, nous devons élargir la recherche au cercle de Rembrandt. L’indication la plus proche est fournie par Samuel van Hoogstraten, qui fut son élève entre 1641 et 1648 : « Notre vernis, composé de térébenthine [de Venise], d’huile [essentielle] de térébenthine, et de mastic en poudre dissous, convient suffisamment à nos oeuvres ». (15)

   Ainsi, en plus de la résine mastic (résine dont le “jaunissement” naturel est assez rapide, totalement prévisible et bien connu des peintres qui l'employaient) ce vernis contient une oléorésine issue du mélèze commun, d'un ton sensiblement jaune-orangé.

térébenthine de Venise et mastic

 

   Or, de toute évidence les Rembrandt du Louvre comportent actuellement un vernis à l’essence, au mastic ou au dammar, résine très approchante. Ils sont donc déjà pourvus de la couche de finition la plus conforme aux intentions de l’artiste: il n'existe aucune raison, ni historique ni esthétique, valable pour la supprimer.

   Lorsque l’on possède une telle indication historique et technique, elle doit s’imposer aux considérations de goût débattues jusqu’ici. Nos lecteurs pourront découvrir dans notre dossier (pages 22 à 33) l’importance que revêt la connaissance des vernis originaux dans une nouvelle approche de la conservation, basée sur l’authenticité.

Etudier les Rembrandt du Louvre

   Le Louvre ne s’était pas associé au Rembrandt Research Project lorsque Jacques Foucart était en charge des Ecoles du Nord. Que le musée, avec Blaise Ducos, et le C2RMF commencent d’y contribuer est parfaitement compréhensible.

   Cette patience a eu ceci de bon que, depuis peu de temps, le C2RMF possède les moyens d’entreprendre les examens les plus fins sans toucher aux peintures. Outre des radiographies sophistiquées (stratiradiographie, émissiographie) et le large éventail des vues sous diverses lumières, qui scrutent la surface ou vont à la recherche des dessins sous-jacents, de nouveaux outils permettent d’étudier la composition des couches colorées sans prélèvement de matière. Le C2RMF vient de démontrer brillamment ce savoir-faire en récoltant une moisson de données scientifiques sur la Joconde, présentées dans un spectaculaire ouvrage : Au cœur de la Joconde (16) . La spectrophotométrie a même permis d’étudier les infimes glacis du sfumato de Léonard.

   Il y a dix ans, on pouvait comprendre qu’un expert ait souhaité profiter de “l’occasion” d’une restauration, qui lui donnait « le meilleur accès possible aux couches de peinture originales (17) . » Mais aujourd’hui la recherche n’a plus besoin d’une restauration pour progresser.

   Le Rembrandt Research Project se consacre aux attributions, une activité à part entière, dont les conclusions sont fluctuantes et révisables.

   Une chose est d’élaborer des théories sur le travail d’un artiste, qui pourront être remplacées par des théories différentes ; autre chose est d’assurer la conservation de ses œuvres irremplaçables.

 

Michel Favre-Félix

version révisée 07/12/2012

 

 

 

NOTES :

 

(1) Le RRP est un programme collégial d’expertise des attributions à Rembrandt, débuté en 1968. Il a déjà publié plusieurs volumes de son catalogue raisonné : A Corpus of Rembrandt Paintings, vol I (1982), vol II (1986), vol III (1990), vol IV (2005), vol V (à venir).

(2) E. van de Wetering, Rembrandt, The Painter at Work, Amsterdam University Press, 1997. Voir son chapitre VI, pp. 133-152.

(3) G. Schwartz, Rembrandt’s Universe, Thames & Hudson, 2006, p.89.

(4) A. Roy et J. Kirby, “Rembrandt’s palette”, Art in the Making : Rembrandt, National Gallery Compagny, 2006, p. 36.

(5) M. Doerner, Malmaterial und seine Verwendung im Bilde, 1922. Max Doerner, peintre et professeur, fonda en 1937 l’institut qui porte encore son nom, afin d’étudier les techniques des maîtres anciens en les expérimentant dans la pratique (aujourd’hui institut de conservation-restauration et de recherche à Munich).

(6) Voir notament Personal Viewpoints, Thoughts about Painting Conservation, Getty Conservation Institute, 2003.

(7) Pour plus de détails, R.D. Harley, Artists’ Pigments c. 1660-1835, A Study in English Documentary Sources, Archetype Publications, 2001, pp. 107-114.

(8) D. Bomford, J. Kirby, et al., “Rembrandt’s painting materials and methods”, Art in the Making : Rembrandt, 2006, pp. 43-44.

(9) Dans son récent ouvrage consacré à Rembrandt, l’historien de l’art Gary Schwartz ajoute : « En fait, pratiquement toutes les peintures reproduites dans [mon] livre [...] devraient être étiquetées “Rembrandt et les restaurateurs” .» (Rembrandt’s Universe, Thames and Hudson, 2006, p. 342). Curieusement, cette remarque n’est pas traduite dans l’édition française (Rembrandt chez Flammarion, 2006).

(10) S. Belchetz-Swenson et P. Dent Weil, “Rembrandt and burnt plate oil : new observations and proposals on Rembrandt’s painting medium“, Art of the Past, Sources and Reconstructions, Archetype Publications, 2005, pp. 107-110.

(11) E. van de Wetering, op. cit. chapitre X, “The Impact of Time and Rembrandt’s Ideas on Color and Tone”.

(12) R. Huyghe, “Le problème du dévernissage des peintures anciennes et le Musée du Louvre”, Museum, vol III n°3 (1950), que nous avons tenu à republier in extenso dans Nuances 29 (2002).

(13) Thomas Rassieur, du musée de Boston, dans le catalogue d’une exposition des gravures de Rembrandt : C.S. Ackley, Rembrandt’s Journey : Painter, Draftsman, Etcher. AFA Publications, Museum of Fine Arts, Boston, 2003, p. 55.

(14) E. van de Wetering, "The surface of Objects and Museum Style” (1981) et “The Autonomy of Restoration : Ethical Considerations in Relation to Artistic Concepts” (1989) republiés dans Historical and Philosophical Isssues in the Conservation of Cultural Heritage, Getty Conservation Institute, 1996.

(15) S. van Hoogstraeten, Inleyding tot de Hooge Schoole der Schilderkonst, Rotterdam 1678 : « Onzen vernis van Terpentijn, terpentijn oly, en gestooten mastix gesmolten, is bequaem genoeg tot onze werken. » Cité par Eastlake, Methods and Materials of Paintings, vol. 1, p.477.

(16) Au cœur de la Joconde, Léonard de Vinci décodé, Gallimard/Musée du Louvre Editions, 2006.

(17) E. van de Wetering, 1997, op. cit. p. 234.

 

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