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Nuances 35 (2005) - pp. 10-13

Constable et la question des patines

par Jean-Max TOUBEAU

 

 

Constable - Autoportrait de 1806



   Militant pour une peinture claire, Constable s’est opposé au goût de son époque, séduite par les tableaux bruns et les fausses patines. Mais n’en concluons pas qu’il approuverait pour autant les décapages complets si fréquents aujourd’hui, lui qui espérait pour ses oeuvres « le bénéfice de la patine du temps ».

 

   L’exposition Constable, le choix de Lucian Freud,au Grand Palais en 2002, et le livre de Charles Robert Leslie, John Constable, (publié par les éditions de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts), m’ont servi de point de départ pour tenter de saisir la pensée de Constable au sein des débats de son temps. Ces débats touchaient aux questions de l’enseignement d’après les maîtres, des copies, des effets du vieillissement des peintures, et, plus largement, des rapports entre modernité et tradition.
   La question de la nature et du degré des patines est très présente dans ces controverses, et conduit naturellement à une réflexion sur les pratiques de restauration de cette époque, et par conséquent de la nôtre.

Le goût de l’époque pour les tableaux bruns

   Le peintre américain C. R. Leslie, en écrivant la biographie de son ami Constable,
cite beaucoup d’extraits de ses lettres. La correspondance de Constable est des plus abondantes et de très nombreux passages témoignent de ce qu’était l’air du temps,
le courant de pensée dominant, dans le monde élégant des amateurs d’art et des collectionneurs, tel Sir George Beaumont (« arbitre du goût dans le grand monde »,
dit Leslie).

   Sir George, peintre lui-même, fut pendant une trentaine d’années un fidèle ami de Constable. Il fut aussi un soutien financier, et Constable, qui découvrit chez lui avec enthousiasme, dans sa jeunesse, des œuvres de Claude Lorrain, partagea d’abord
son goût. Un bon goût qui exigeait des palettes limitées aux tons bruns et dorés,
et des tonalités sombres. Mais Constable ne tarda pas à refuser l’idée qu’un peintre de paysages ne pouvait s’inspirer que de Claude Lorrain, de Gaspar Poussin (Gaspard Dughet, beau-frère de Poussin, alors préféré à ce dernier), ou de Rembrandt, Rubens et quelques autres Flamands. Il avoue dans une lettre à John Dunthorne du 29 mai 1802, que jusqu’ici, il n’a cessé de « courir après les tableaux à la recherche d’une vérité de seconde main ». Il refuse désormais de se plier aux règles de l’art quand elles ne sont qu’artifices et conventions. Conventions entretenues par les marchands, qui allaient jusqu’à patiner artificiellement les tableaux, rajoutant à plaisir vernis teintés, glacis marron, décoctions diverses, parfois à base de thé, de bitume, de tabac... Le 8 avril 1835, Constable écrivait à un de ses amis :

   « Mon tableau est arrivé à un superbe état : j’ai conservé la lumière du Dieu tout puissant, dont jouit l’humanité tout entière, à la seule exception des amoureux de vieilles toiles crasseuses, de tableaux avortés à vingt-cinq mille francs pièce, de cambouis, de goudron et de résidus de chandelles (pp. 208-209) ».

   Le “jus musée” était alors l’emblème de la distinction. Constable lutta, sa vie durant, contre ce conformisme tout puissant et intransigeant.

Les tableaux anciens sont “choses à éviter” !

   Il écrit dans une lettre à Leslie du 2 avril 1833 (p. 190) :
« M. L. m’a fait une longue visite, mais mes tableaux ne cadrent pas avec ses formules ou ses fantaisies d’art, et il m’a dit que je m’étais “égaré”. Je lui ai répondu que j’avais peut-être d’autres notions d’art que celles qu’ont en général les admirateurs de tableaux; que je considérais en général les tableaux comme choses à éviter, et que les connaisseurs les considéraient comme choses à imiter; et cela avec une telle déférence et une telle humilité dans la soumission, aboutissant à une prostration totale de l’esprit et du sentiment original, que le résultat ne peut être que de remplir le monde d’avortements. [...] Quelle chose lamentable que cet art admirable soit tellement poussé à sa propre destruction. On ne s’en sert que pour rendre nos yeux aveugles, et pour nous empêcher de voir le soleil resplendir, la campagne s’épanouir, les arbres fleurir, et d’entendre le bruissement du feuillage; pendant que les vieilles toiles noires, effacées et sales prennent la place des ouvrages mêmes de Dieu ».
   Ce qui lui faisait parfois perdre patience, comme le jour où il donna une conférence durant laquelle il dit son mépris des tableaux de Berghem, représentant d’un style de paysage bâtard (moitié hollandais et moitié italien), vulgaire et « couleur brun renard ».
   A la sortie, un collectionneur qu’il venait de convaincre lui dit qu’il pensait désormais à vendre ses Berghem : « Non, Monsieur, cela ne ferait que perpétuer le mal, brûlez-les», répondit Constable.

   On ne peut comprendre, plus tard, le fameux cri du jeune Cézanne (« Il faut brûler
le Louvre
 ») que provoqué par une exaspération analogue, à l’égard de ceux qui,
en France aussi, ne voyaient chez les maîtres anciens que la justification de leurs préjugés contre toute peinture claire, fût-elle nourrie de la quintessence de la tradition (« faire du Poussin sur nature », « faire quelque chose de solide comme l’art des musées », dira plus tard Cézanne). C’est la tradition dégradée en manière, c’est le maniérisme que Cézanne refusait, comme firent tant de maîtres, dont Constable.

   Et son goût original et militant ne plaisait pas à tous. Leslie explique (page 191) que « Constable se fit souvent du tort en essayant de convertir les gens [...] Ses idées d’art ne faisaient que lui gagner la réputation d’un débitant de paradoxes. Une offense au goût ne se pardonne jamais, et non seulement il perdait son temps, mais il se fit trop souvent des ennemis. »

Les teintes et les lumières naturelles

   Quant à ses amis, certains n’hésitaient pas à lui donner des leçons.
Sir George Beaumont eut pour Constable une amitié très sincère. Il l’invitait à séjourner dans son château de Coleorton, dans le Leicestershire, mais il n’appréciait pas vraiment sa peinture, qu’il ne collectionna jamais. Il lui demandait plutôt de copier ou de restaurer des oeuvres de sa collection.

   Leslie note que « c’est une chose curieuse, que pendant tout le cours de ses rapports avec Constable, Sir George prétendit au rôle de professeur ». Constable ne lui en tenait pas rigueur. Il affirma même à Wordsworth, en 1836 : « Je sens que je lui dois ce que je suis en tant qu’artiste ». Mais il ne se laissait pas intimider.
   Leslie en témoigne (p. 114) : « Chacun était disposé à persuader l’autre. Sir George plaçait un petit tableau de Gaspar Poussin sur son chevalet, à côté d’un tableau qu’il était en train de faire, en disant : “Maintenant, si je peux égaler ces tons, je suis sûr d’avoir raison.” – “Mais supposez, Sir George, répondait Constable, que Gaspar puisse sortir de son tombeau, pensez-vous qu’il reconnaîtrait son tableau dans l’état où il est présentement ? Ou, s’il le reconnaissait, n’aurions- nous pas de la difficulté à le persuader que quelqu’un n’en a pas enduit la surface de goudron ou de cambouis, qu’il a ensuite imparfaitement essuyé ?” À un autre moment, Sir George recommandait la couleur d’un ancien violon de Crémone comme ton dominant de toutes choses, et à cela Constable répondit en posant un vieux violon sur la pelouse verte devant la maison.
Une autre fois encore, Sir George, qui semblait considérer les teintes d’automne comme nécessaires, pour une certaine partie au moins d’un paysage, dit : “Est-ce que vous ne trouvez pas très difficile de trouver où placer votre arbre brun ?” – “Non, pas le moins du monde, je ne mets jamais rien de ce genre dans un tableau”, fut la réponse ».

Constable, victime des fausses patines

   Le sculpteur Chantrey osait, lui, joindre le geste à la parole, pour faire la leçon à Constable. Leslie raconte une scène amusante (p. 159) devant le tableau le Château
de Hadleig
, un jour de vernissage à l’Académie (jour où les peintres pouvaient faire d’ultimes retouches) :

   « Chantrey dit à Constable que son premier plan était trop froid, et lui prenant la palette des mains, il passa un fort glacis d’asphalte sur toute cette partie du tableau ; pendant que ceci se passait, Constable, qui se tenait derrière lui en proie à quelque inquiétude, me dit : “Voilà toute ma rosée qui s’en va”. Il tenait en grand respect le jugement de Chantrey en la plupart des matières, mais cela ne l’empêcha pas d’enlever soigneusement du tableau tout ce que le grand sculpteur y avait ajouté. »

 

ConstableInauguration

 

   Il ne put faire de même lorsque son tableau, l'Inauguration du pont de Waterloo
(fig. 1) fut encrassé selon le goût du jour : « Qu’aurait-il ressenti, écrit Leslie, s’il avait pu prévoir qu’un peu plus d’une année après sa mort, cet éclat argenté serait condamné
à se couvrir de nuages grâce à une couche de noir déposée par la main d’un marchand de tableaux. Cependant, que ceci ait été fait par manière de donner du ton au tableau,
je le sais de la meilleure autorité, le tenant de la bouche même de l’opérateur, qui m’assura gravement que plusieurs personnes de la noblesse l’avaient considéré comme très amélioré par ce traitement. Le noir fut étendu avec de l’eau, et fixé par une couche de vernis au mastic
(p. 197). »

Etudier (et copier) sans confondre conception des maîtres et maniérisme

   Sans cesse dans ses écrits, Constable répète que c’est la nature qu’il faut copier,
plutôt que les tableaux : « Quelles étaient les habitudes de Claude Lorrain et des deux Poussin ? Quoiqu’entourés de palais remplis de tableaux, ils firent des champs leur principal lieu d’étude ».

   Reynolds a été pour Constable une référence constante (il annota de sa main son exemplaire des Oeuvres de Sir Joshua). Il approuvait certainement ce passage du Deuxième Discours prononcé à la Royal Academy le 11 décembre 1769 :
   « Copier des tableaux tout entiers est à mes yeux le plus trompeur des exercices. Le jeune artiste [...] tombe dans l’habitude dangereuse de copier sans choisir et d’opérer sans but. Comme cela ne demande aucun effort d’esprit, il s’endort sur son ouvrage. [...] Il faut aussi que je vous avertisse que les anciens tableaux justement célébrés pour leur coloris, sont souvent très changés par la crasse et par le vernis, en sorte qu’il ne faut pas s’étonner si les peintres sans expérience et les jeunes élèves les trouvent inférieurs à leur réputation. Un artiste dont le jugement est mûri par de longues observations, considère plutôt ce que le tableau a été, que ce qu’il est à présent. [...] Une exacte imitation de ces ouvrages risque par conséquent d’emplir l’esprit de l’élève d’opinions fausses, de faire de lui un coloriste à la mode, non moins éloigné des idées de la nature que des règles de l’art, aussi étranger à la pratique des maîtres qu’à l’aspect réel des objets ».

   Mais Reynolds explique aussitôt ce qu’est le véritable enseignement à tirer de l’exemple des maîtres anciens : « Cependant, comme l’usage de copier n’est pas tout à fait à rejeter, puisque la partie mécanique de l’art est apprise en partie par là, ne vous attachez du moins qu’à ces parties de choix qui recommandent l’ouvrage à la célébrité. [...] Si sa beauté consiste dans l’effet de l’ensemble, il sera bon de faire de légères esquisses de la machinerie et de l’économie générale. Au lieu de copier les touches de ces grands maîtres, ne copiez que leurs conceptions »

   « Je me suis efforcé de tirer une ligne entre l’art vrai et le maniérisme, mais les plus grands peintres même n’ont jamais été complètement purs de manière » a dit Constable dans sa quatrième conférence, le 16 juin 1836 à Londres.
   Leslie retrouva dans des notes destinées à la préparation de ces conférences le passage suivant : « Le maniérisme séduit toujours. C’est plus ou moins une imitation de ce qui a déjà été fait, par conséquent toujours plausible. Il diminue la longueur du chemin et coupe au plus court vers la renommée et les émoluments, en nous faisant profiter des travaux des autres ». Leslie se souvient aussi d’avoir entendu dire par son ami : « Quoi qu’on puisse penser de mon art, il est mien ; et j’aimerais mieux posséder une maison à moi, fut-ce une chaumière, que d’habiter un palais qui serait à un autre ».

   Les conventions académiques vers 1800 n’exigeaient pas seulement des couleurs brunes et des tons foncés, elles imposaient aussi le “fini”, exécution habile de détails innombrables sur toute la toile. Les plus grandes réussites de Constable sont peut-être dans les moments où il domine ces contraintes (en prend et en laisse) plutôt qu’il ne s’en affranchit totalement. Mais son besoin de repères autres que ces normes intériorisées dans sa jeunesse le conduisit à rêver longtemps à l’étrange utopie d’une peinture scientifique : « La peinture est une science et doit être poursuivie comme une enquête dans les lois de la nature » ajoutait-il à la remarque qu’aucun maître n’est jamais complètement pur de “manière”.

Le bénéfice de la patine – l’authenticité

   Mais vers la fin de sa vie, Constable souhaite que le public remarque « la richesse de
la texture et l’attention portée à la surface des objets
» dans ses tableaux. L’idée très novatrice de “fidélité à la peinture” rivalise dans son esprit avec celle de toujours,
la “fidélité à la nature”. « Après tout, il existe un domaine qui s’appelle l’art », disait-il
un jour à Leslie. Il rêve alors d’une sorte de musée personnel, offrant une rétrospective de ses oeuvres préférées, « car seraient ainsi mises en valeur leur diversité de conception et aussi d’exécution, et le bénéfice de la patine du temps, qui ne devrait jamais être forcée ni accélérée », note-t-il dans sa correspondance (tome 4, p. 129, éd. R. B. Beckett, 1966).

   Et il évoquait dans sa dernière conférence l’absurdité du maniérisme, qui fabrique du neuf ancien : « Il en est ainsi dans tous les beaux-arts. Un édifice gothique neuf, ou un missel manuscrit neuf ne sont en réalité guère moins absurdes qu’une “ruine neuve”
(p. 281) ». La restauration fait une erreur symétrique de celle opérée par le maniérisme (qui donne aux tableaux neufs un faux aspect d’ancienneté), lorsqu’elle enlève aux tableaux anciens les traces de leur vétusté. C’est exactement la position de John Ruskin face à la restauration et la base de son principe d’authenticité : que le neuf soit neuf,
et que l’ancien reste ancien.
   Ainsi Constable admirait-il sans doute la patine authentique d’un tableau de Watteau que Leslie copia un jour. Il lui écrivit à propos de cette copie : « Votre Watteau faisait un effet plus froid que l’original », et il lui conseille d’essayer de se rapprocher du Watteau, « qui semble avoir été peint avec du miel ; si fondu, si tendre, si moelleux et si délicieux (p. 173) ».

   On peut remarquer pour conclure que Constable ne demandait pas que l’on amende par des dévernissages les toiles anciennes. Lui-même ne parle que de « boucher quelques trous » quand Sir George lui demande de restaurer un tableau (p. 113). Il souhaitait seulement que l’on sache voir. Quand il reprend une de ses propres oeuvres déjà sèche, il sait fort bien, comme tous les peintres, qu’aucun retour à un état antérieur n’est possible, et qu’il ne peut qu’aller de l’avant, content quand son tableau « semble avoir extrêmement gagné à être huilé, retouché, poli, gratté, etc. (p. 214) ».

 

ConstableRoute2

 

   Ne rien surajouter (manie de son temps), ne pas trop soustraire non plus (tentation
du nôtre). Telle est la leçon de sagesse qui aurait pu sauver un chef-d’oeuvre de Constable comme la Route de l’auberge de 1822 (Fig. 2) du musée de Philadelphie. Cette peinture détonnait beaucoup au milieu des autres (le plus souvent sagement conservées) à l’exposition du Grand Palais. Misérablement dépouillée de tout lien entre ses parties, autre que celui de la préparation mise à nu, elle est devenu de l’ancien tout neuf. Mauvais goût que Constable lui-même avait en son temps combattu, sous l’espèce du pastiche maniériste.

 

 

Jean-Max Toubeau

 

 

Fig. 1. L’Inauguration du pont de Waterloo « Whitehall Stairs, June 18th 1817 » (exposé en 1832) John Constable - huile sur toile, 130,8 x 218 cm - Tate Britain © Tate Photography

Fig. 2. Road to the Spaniards Inn, Hampstead (1822) John Constable - huile sur papier marouflé sur toile, 30,8 x 51,1 cm - Philadelphia Museum of Art © DR