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Nuances 31 (2003/1) – pp. 6-7

Un débat au Louvre (12/2002)
Intervention de René-Henri Marijnissen

Historien de l’art et de la restauration, chef du département Conservation
à l’Institut Royal du Patrimoine de Belgique (1958-1988)

 


Intervention à l’auditorium du Louvre

 


   • Pourquoi restaurer ? Je tiens à fournir une réponse en tant que professionnel.
Je suis un homme de métier, du moins je l’espère. Je fonctionne dans la profession depuis plus d’un demi-siècle, ce qui, en soi, n’est pas une référence, je l’admets volontiers.

   • La “restauration”, je ne suis ni pour ni contre d’une façon inconditionnelle : j’emprunte la conviction de Peter Ustinov : je suis de l’extrême centre.

   • Pourquoi restaurons-nous ? Tout simplement parce qu’on s’engage dans une lutte contre la mort. Voir dépérir, voir mourir une œuvre très belle, nous révolte. Nous intervenons pour arrêter son vieillissement et sa dégradation. Les dégâts qu’elle a subis, nous exigeons qu’ils soient réparés. En agissant de la sorte, nous nous opposons à un processus naturel, universel et inévitable. Cette attitude est propre à l’esprit occidental.

   • Toute intervention sur une œuvre d’art est communément désignée par le terme restauration, or dans les opérations on distingue deux catégories déterminées par leurs fins spécifiques :
   – en premier lieu il y a la conservation, par quoi j’entends toute intervention qui tend à assurer la pérennité matérielle de l’œuvre ;
   – et puis il y a la restauration proprement dite qui, me semble-t-il, intervient sur l’entité artistique esthétique de l’œuvre. Elle commence par la retouche d’une lacune infime et, dans une application radicale, elle complète tout ce que l’œuvre semble avoir perdu, autrement dit : le restaurateur reprend résolument l’élan créateur de l’artiste pour ramener l’œuvre à un état proche de celui qu’elle avait à l’origine. Rappelons la célèbre définition de Viollet-le-Duc :« Restaurer c’est rétablir un état qui peut-être n’a jamais existé ».

   • Grâce aux contributions fournies par les sciences exactes pendant la seconde moitié du XXe siècle, nous disposons désormais d’une liste assez longue de tout ce qu’il faut bannir de l’atelier du restaurateur, en l’occurrence les matériaux agressifs ou peu fiables, ainsi que les méthodes artisanales ou industrielles préjudiciables, soit dans l’immédiat, soit à long terme.
   La science nous a appris ce qu’il ne faut pas faire.
   Il en résulte que le problème de la conservation est en majeure partie résolu. Toutefois, à une exception près : à savoir la question du nettoyage des tableaux, âprement débattue depuis le XVIIIe siècle, précisément parce que l’appréciation de ce problème spécifique tombe dans le domaine du non mesurable. Les deux camps opposés sont séparés par une couche de vernis jauni, semi transparente voire franchement opaque.

   • Quant à la restauration proprement dite, les problèmes se présentent intégralement comme des questions d’interprétation et se situent donc au niveau du non-mesurable.
   Or l’interprétation est déterminée par l’individu : ses facultés d’observation, ses prédilections, ses connaissances et son ignorance, ses convictions et ses bévues.
En outre interviennent les convictions de sa société et de son époque. En effet, la restauration est marquée par des choix préférentiels, communément appelés “mode”, sans oublier les choix imposés par des traditions locales et la recherche de prestige.

   • A l’occasion d’une intervention importante sur une œuvre célèbre, les commentaires évoquent assez souvent les succès de la chirurgie moderne.
   En y regardant de près, la comparaison s’avère passablement fallacieuse. Un patient, après avoir subi le choc opératoire,entame un processus de récupération ; il se rétablit. Une œuvre d’art ne peut que subir, elle n’a aucune ressource qui lui permettra de récupérer. Celles qui sont mortes de leur belle mort sur le billard sont nombreuses.
   Des restaurateurs-chirurgiens qualifiés, il y en a, bien sûr ; mais de temps à autre on assiste à des opérations exécutées par des chirurgiens qui n’ont jamais étudié l’anatomie.

   • On parle de la relation passionnelle que le restaurateur entretient avec l’œuvre qui lui est confiée. Admettons qu’elle soit souhaitable, voire nécessaire. Rappelons toutefois que l’histoire de la restauration nous incite à s’en méfier.
   Disons-nous bien que cette passion est de toute façon une passion à sens unique.

   • Le seul point de départ de toute intervention est l’état dans lequel l’œuvre nous est parvenue, et non l’état qu’on désire qu’elle ait.

   • Ceux et celles qui décident des traitements ou qui sont appelés à intervenir effectivement sur les œuvres doivent apprendre à écouter les œuvres. Telle œuvre chuchote, telle autre crie à tue-tête ce qu’il ne faut surtout pas lui imposer.
   Cette attitude exige des connaissances étendues, une information à jour, une culture qui dépasse les limites de la discipline dans laquelle on fonctionne et surtout un sens aigu des responsabilités de tous les membres de l’équipe, chacun au niveau de ses attributions.

   • La problématique fort complexe de la restauration doit être traitée avec beaucoup de discernement et non par une majorité contre une opposition. Sachons qu’elle est par fois insoluble.

  • Travaillant dans les meilleures conditions possibles – c’est-à-dire sans contrainte aucune – royalement rémunéré et soutenu par une équipe de spécialistes hautement qualifiés, le meilleur restaurateur du monde posera une ou plusieurs prothèses, éventuellement bien réussies, mais néanmoins des prothèses qui, dans un proche avenir, seront à leur tour refusées pour des raisons diverses. Point n’est besoin de démontrer qu’une accumulation de prothèses mène à l’absurde.

   • La quantité ou l’étendue des dégâts supportables sont déterminées par la nature de l’œuvre. Pour certains tableaux – un Vermeer, un Georges de La Tour – la tolérance est pratiquement nulle.

   • Les résultats d’un banc d’essai long de deux siècles et demi nous obligent à nous rendre à l’évidence: reprendre l’élan créateur pour restaurer ce que l’œuvre a perdu au cours de son existence est une entreprise vouée à l’échec. Tout dégât subi par une création unique constitue en réalité une blessure définitive.

   • En matière de conservation et restauration, il n’y a qu’une seule école valable,
à savoir celle des œuvres.

   • Qui a raison, qui a tort ? Ni vous, ni moi. Nos disputes sont vaines, car en définitive ce sont les œuvres qui ont raison ; hélas, souvent quand il est trop tard.

 

René-Henri Marijnissen