ARIPA - Les articles de Nuances classés par thèmes ARIPA - Réexamens critiques de restaurations de peintures, à partir des dossiers scientifiques des musées de France, études sur les techniques picturales anciennes, analyses et propositions sur la déontologie, les théories et les pratiques de la restauration. https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances.html Sun, 05 May 2024 20:41:39 +0000 Joomla! 1.5 - Open Source Content Management fr-fr Changer Véronèse (en 2004) https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/39-etudes-critiques/166-changer-veronese.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/39-etudes-critiques/166-changer-veronese.html Nuances 38-39 (2007) – pp. 3-10

Changer Véronèse (en 2004)

par Michel FAVRE-FELIX

 

 

 Le pélerin Luc avant et après 2004

 

   Examen critique des choix de restauration en 1950 et en 2004

   L’intervention effectuée au Louvre en 2004 sur les Pélerins d’Emmaüs, l’un des chefs-d’œuvre peint par Véronèse vers 1560, est emblématique des “restaurations fondamentales” pratiquées aujourd’hui. Appuyée par les moyens scientifiques du laboratoire de recherche et supervisée par une commission de suivi, elle n'en aboutit pas moins à un échec incontestable, précisément documenté.

  Notre étude, conduite à partir des dossiers scientifiques et de restauration, met à jour les fausses routes et les défaillances de la méthodologie actuelle : absence d’analyses des matériaux enlevés, manquements dans l’étude des documents historiques, suppressions incontrôlées, falsification par les retouches recouvrant la peinture originale.

 

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   Le Louvre, qui n'a pas contesté notre réexamen, a tenté de corriger les dommages de cette restauration, cinq ans plus tard, non sans aboutir à un second échec : voir notre seconde étude re-changer Véronèse (en 2009)

 

 

 

 

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phil@noirebene.fr (Administrator) Etudes Critiques Mon, 14 Mar 2011 12:02:48 +0000
Chardin et le regard sec de notre époque https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/56-artistes/167-chardin-et-le-regard-sec-de-notre-epoque.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/56-artistes/167-chardin-et-le-regard-sec-de-notre-epoque.html Nuances 23 (2000/1) – pp. 3-6

Chardin : le triomphe de l’œil
et le regard sec de notre époque

par Paul PFISTER, restaurateur au Kunsthaus de Zurich

 


 

Chardin - Autoportrait dit à l'abat-jour



   L’auteur repère quelles restaurations fautives, qu’elles soient anciennes ou récentes, ont dénaturé des oeuvres de Chardin, ce qui explique les incohérences de qualité entre ses peintures venant de divers musées et des collections privées lorsqu'elles se sont trouvées réunies à l'occasion de la rétrospective de 1999 au Grand Palais.

   Comprendre ce qu’elles ont ainsi perdu est une justice à rendre à ce maître.
   C’est aussi une nécessité pour que les restaurateurs à l’avenir ne choisissent pas pour modèles des oeuvres ainsi falsifiées, mais prennent comme références ses tableaux
les mieux préservés.

 

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phil@noirebene.fr (Administrator) Artistes Mon, 14 Mar 2011 12:02:48 +0000
Constable et la question des patines https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/56-artistes/82-constable-et-la-question-des-patines.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/56-artistes/82-constable-et-la-question-des-patines.html Nuances 35 (2005) - pp. 10-13

Constable et la question des patines

par Jean-Max TOUBEAU

 

 

Constable - Autoportrait de 1806



   Militant pour une peinture claire, Constable s’est opposé au goût de son époque, séduite par les tableaux bruns et les fausses patines. Mais n’en concluons pas qu’il approuverait pour autant les décapages complets si fréquents aujourd’hui, lui qui espérait pour ses oeuvres « le bénéfice de la patine du temps ».

 

   L’exposition Constable, le choix de Lucian Freud,au Grand Palais en 2002, et le livre de Charles Robert Leslie, John Constable, (publié par les éditions de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts), m’ont servi de point de départ pour tenter de saisir la pensée de Constable au sein des débats de son temps. Ces débats touchaient aux questions de l’enseignement d’après les maîtres, des copies, des effets du vieillissement des peintures, et, plus largement, des rapports entre modernité et tradition.
   La question de la nature et du degré des patines est très présente dans ces controverses, et conduit naturellement à une réflexion sur les pratiques de restauration de cette époque, et par conséquent de la nôtre.

Le goût de l’époque pour les tableaux bruns

   Le peintre américain C. R. Leslie, en écrivant la biographie de son ami Constable,
cite beaucoup d’extraits de ses lettres. La correspondance de Constable est des plus abondantes et de très nombreux passages témoignent de ce qu’était l’air du temps,
le courant de pensée dominant, dans le monde élégant des amateurs d’art et des collectionneurs, tel Sir George Beaumont (« arbitre du goût dans le grand monde »,
dit Leslie).

   Sir George, peintre lui-même, fut pendant une trentaine d’années un fidèle ami de Constable. Il fut aussi un soutien financier, et Constable, qui découvrit chez lui avec enthousiasme, dans sa jeunesse, des œuvres de Claude Lorrain, partagea d’abord
son goût. Un bon goût qui exigeait des palettes limitées aux tons bruns et dorés,
et des tonalités sombres. Mais Constable ne tarda pas à refuser l’idée qu’un peintre de paysages ne pouvait s’inspirer que de Claude Lorrain, de Gaspar Poussin (Gaspard Dughet, beau-frère de Poussin, alors préféré à ce dernier), ou de Rembrandt, Rubens et quelques autres Flamands. Il avoue dans une lettre à John Dunthorne du 29 mai 1802, que jusqu’ici, il n’a cessé de « courir après les tableaux à la recherche d’une vérité de seconde main ». Il refuse désormais de se plier aux règles de l’art quand elles ne sont qu’artifices et conventions. Conventions entretenues par les marchands, qui allaient jusqu’à patiner artificiellement les tableaux, rajoutant à plaisir vernis teintés, glacis marron, décoctions diverses, parfois à base de thé, de bitume, de tabac... Le 8 avril 1835, Constable écrivait à un de ses amis :

   « Mon tableau est arrivé à un superbe état : j’ai conservé la lumière du Dieu tout puissant, dont jouit l’humanité tout entière, à la seule exception des amoureux de vieilles toiles crasseuses, de tableaux avortés à vingt-cinq mille francs pièce, de cambouis, de goudron et de résidus de chandelles (pp. 208-209) ».

   Le “jus musée” était alors l’emblème de la distinction. Constable lutta, sa vie durant, contre ce conformisme tout puissant et intransigeant.

Les tableaux anciens sont “choses à éviter” !

   Il écrit dans une lettre à Leslie du 2 avril 1833 (p. 190) :
« M. L. m’a fait une longue visite, mais mes tableaux ne cadrent pas avec ses formules ou ses fantaisies d’art, et il m’a dit que je m’étais “égaré”. Je lui ai répondu que j’avais peut-être d’autres notions d’art que celles qu’ont en général les admirateurs de tableaux; que je considérais en général les tableaux comme choses à éviter, et que les connaisseurs les considéraient comme choses à imiter; et cela avec une telle déférence et une telle humilité dans la soumission, aboutissant à une prostration totale de l’esprit et du sentiment original, que le résultat ne peut être que de remplir le monde d’avortements. [...] Quelle chose lamentable que cet art admirable soit tellement poussé à sa propre destruction. On ne s’en sert que pour rendre nos yeux aveugles, et pour nous empêcher de voir le soleil resplendir, la campagne s’épanouir, les arbres fleurir, et d’entendre le bruissement du feuillage; pendant que les vieilles toiles noires, effacées et sales prennent la place des ouvrages mêmes de Dieu ».
   Ce qui lui faisait parfois perdre patience, comme le jour où il donna une conférence durant laquelle il dit son mépris des tableaux de Berghem, représentant d’un style de paysage bâtard (moitié hollandais et moitié italien), vulgaire et « couleur brun renard ».
   A la sortie, un collectionneur qu’il venait de convaincre lui dit qu’il pensait désormais à vendre ses Berghem : « Non, Monsieur, cela ne ferait que perpétuer le mal, brûlez-les», répondit Constable.

   On ne peut comprendre, plus tard, le fameux cri du jeune Cézanne (« Il faut brûler
le Louvre
 ») que provoqué par une exaspération analogue, à l’égard de ceux qui,
en France aussi, ne voyaient chez les maîtres anciens que la justification de leurs préjugés contre toute peinture claire, fût-elle nourrie de la quintessence de la tradition (« faire du Poussin sur nature », « faire quelque chose de solide comme l’art des musées », dira plus tard Cézanne). C’est la tradition dégradée en manière, c’est le maniérisme que Cézanne refusait, comme firent tant de maîtres, dont Constable.

   Et son goût original et militant ne plaisait pas à tous. Leslie explique (page 191) que « Constable se fit souvent du tort en essayant de convertir les gens [...] Ses idées d’art ne faisaient que lui gagner la réputation d’un débitant de paradoxes. Une offense au goût ne se pardonne jamais, et non seulement il perdait son temps, mais il se fit trop souvent des ennemis. »

Les teintes et les lumières naturelles

   Quant à ses amis, certains n’hésitaient pas à lui donner des leçons.
Sir George Beaumont eut pour Constable une amitié très sincère. Il l’invitait à séjourner dans son château de Coleorton, dans le Leicestershire, mais il n’appréciait pas vraiment sa peinture, qu’il ne collectionna jamais. Il lui demandait plutôt de copier ou de restaurer des oeuvres de sa collection.

   Leslie note que « c’est une chose curieuse, que pendant tout le cours de ses rapports avec Constable, Sir George prétendit au rôle de professeur ». Constable ne lui en tenait pas rigueur. Il affirma même à Wordsworth, en 1836 : « Je sens que je lui dois ce que je suis en tant qu’artiste ». Mais il ne se laissait pas intimider.
   Leslie en témoigne (p. 114) : « Chacun était disposé à persuader l’autre. Sir George plaçait un petit tableau de Gaspar Poussin sur son chevalet, à côté d’un tableau qu’il était en train de faire, en disant : “Maintenant, si je peux égaler ces tons, je suis sûr d’avoir raison.” – “Mais supposez, Sir George, répondait Constable, que Gaspar puisse sortir de son tombeau, pensez-vous qu’il reconnaîtrait son tableau dans l’état où il est présentement ? Ou, s’il le reconnaissait, n’aurions- nous pas de la difficulté à le persuader que quelqu’un n’en a pas enduit la surface de goudron ou de cambouis, qu’il a ensuite imparfaitement essuyé ?” À un autre moment, Sir George recommandait la couleur d’un ancien violon de Crémone comme ton dominant de toutes choses, et à cela Constable répondit en posant un vieux violon sur la pelouse verte devant la maison.
Une autre fois encore, Sir George, qui semblait considérer les teintes d’automne comme nécessaires, pour une certaine partie au moins d’un paysage, dit : “Est-ce que vous ne trouvez pas très difficile de trouver où placer votre arbre brun ?” – “Non, pas le moins du monde, je ne mets jamais rien de ce genre dans un tableau”, fut la réponse ».

Constable, victime des fausses patines

   Le sculpteur Chantrey osait, lui, joindre le geste à la parole, pour faire la leçon à Constable. Leslie raconte une scène amusante (p. 159) devant le tableau le Château
de Hadleig
, un jour de vernissage à l’Académie (jour où les peintres pouvaient faire d’ultimes retouches) :

   « Chantrey dit à Constable que son premier plan était trop froid, et lui prenant la palette des mains, il passa un fort glacis d’asphalte sur toute cette partie du tableau ; pendant que ceci se passait, Constable, qui se tenait derrière lui en proie à quelque inquiétude, me dit : “Voilà toute ma rosée qui s’en va”. Il tenait en grand respect le jugement de Chantrey en la plupart des matières, mais cela ne l’empêcha pas d’enlever soigneusement du tableau tout ce que le grand sculpteur y avait ajouté. »

 

ConstableInauguration

 

   Il ne put faire de même lorsque son tableau, l'Inauguration du pont de Waterloo
(fig. 1) fut encrassé selon le goût du jour : « Qu’aurait-il ressenti, écrit Leslie, s’il avait pu prévoir qu’un peu plus d’une année après sa mort, cet éclat argenté serait condamné
à se couvrir de nuages grâce à une couche de noir déposée par la main d’un marchand de tableaux. Cependant, que ceci ait été fait par manière de donner du ton au tableau,
je le sais de la meilleure autorité, le tenant de la bouche même de l’opérateur, qui m’assura gravement que plusieurs personnes de la noblesse l’avaient considéré comme très amélioré par ce traitement. Le noir fut étendu avec de l’eau, et fixé par une couche de vernis au mastic
(p. 197). »

Etudier (et copier) sans confondre conception des maîtres et maniérisme

   Sans cesse dans ses écrits, Constable répète que c’est la nature qu’il faut copier,
plutôt que les tableaux : « Quelles étaient les habitudes de Claude Lorrain et des deux Poussin ? Quoiqu’entourés de palais remplis de tableaux, ils firent des champs leur principal lieu d’étude ».

   Reynolds a été pour Constable une référence constante (il annota de sa main son exemplaire des Oeuvres de Sir Joshua). Il approuvait certainement ce passage du Deuxième Discours prononcé à la Royal Academy le 11 décembre 1769 :
   « Copier des tableaux tout entiers est à mes yeux le plus trompeur des exercices. Le jeune artiste [...] tombe dans l’habitude dangereuse de copier sans choisir et d’opérer sans but. Comme cela ne demande aucun effort d’esprit, il s’endort sur son ouvrage. [...] Il faut aussi que je vous avertisse que les anciens tableaux justement célébrés pour leur coloris, sont souvent très changés par la crasse et par le vernis, en sorte qu’il ne faut pas s’étonner si les peintres sans expérience et les jeunes élèves les trouvent inférieurs à leur réputation. Un artiste dont le jugement est mûri par de longues observations, considère plutôt ce que le tableau a été, que ce qu’il est à présent. [...] Une exacte imitation de ces ouvrages risque par conséquent d’emplir l’esprit de l’élève d’opinions fausses, de faire de lui un coloriste à la mode, non moins éloigné des idées de la nature que des règles de l’art, aussi étranger à la pratique des maîtres qu’à l’aspect réel des objets ».

   Mais Reynolds explique aussitôt ce qu’est le véritable enseignement à tirer de l’exemple des maîtres anciens : « Cependant, comme l’usage de copier n’est pas tout à fait à rejeter, puisque la partie mécanique de l’art est apprise en partie par là, ne vous attachez du moins qu’à ces parties de choix qui recommandent l’ouvrage à la célébrité. [...] Si sa beauté consiste dans l’effet de l’ensemble, il sera bon de faire de légères esquisses de la machinerie et de l’économie générale. Au lieu de copier les touches de ces grands maîtres, ne copiez que leurs conceptions »

   « Je me suis efforcé de tirer une ligne entre l’art vrai et le maniérisme, mais les plus grands peintres même n’ont jamais été complètement purs de manière » a dit Constable dans sa quatrième conférence, le 16 juin 1836 à Londres.
   Leslie retrouva dans des notes destinées à la préparation de ces conférences le passage suivant : « Le maniérisme séduit toujours. C’est plus ou moins une imitation de ce qui a déjà été fait, par conséquent toujours plausible. Il diminue la longueur du chemin et coupe au plus court vers la renommée et les émoluments, en nous faisant profiter des travaux des autres ». Leslie se souvient aussi d’avoir entendu dire par son ami : « Quoi qu’on puisse penser de mon art, il est mien ; et j’aimerais mieux posséder une maison à moi, fut-ce une chaumière, que d’habiter un palais qui serait à un autre ».

   Les conventions académiques vers 1800 n’exigeaient pas seulement des couleurs brunes et des tons foncés, elles imposaient aussi le “fini”, exécution habile de détails innombrables sur toute la toile. Les plus grandes réussites de Constable sont peut-être dans les moments où il domine ces contraintes (en prend et en laisse) plutôt qu’il ne s’en affranchit totalement. Mais son besoin de repères autres que ces normes intériorisées dans sa jeunesse le conduisit à rêver longtemps à l’étrange utopie d’une peinture scientifique : « La peinture est une science et doit être poursuivie comme une enquête dans les lois de la nature » ajoutait-il à la remarque qu’aucun maître n’est jamais complètement pur de “manière”.

Le bénéfice de la patine – l’authenticité

   Mais vers la fin de sa vie, Constable souhaite que le public remarque « la richesse de
la texture et l’attention portée à la surface des objets
» dans ses tableaux. L’idée très novatrice de “fidélité à la peinture” rivalise dans son esprit avec celle de toujours,
la “fidélité à la nature”. « Après tout, il existe un domaine qui s’appelle l’art », disait-il
un jour à Leslie. Il rêve alors d’une sorte de musée personnel, offrant une rétrospective de ses oeuvres préférées, « car seraient ainsi mises en valeur leur diversité de conception et aussi d’exécution, et le bénéfice de la patine du temps, qui ne devrait jamais être forcée ni accélérée », note-t-il dans sa correspondance (tome 4, p. 129, éd. R. B. Beckett, 1966).

   Et il évoquait dans sa dernière conférence l’absurdité du maniérisme, qui fabrique du neuf ancien : « Il en est ainsi dans tous les beaux-arts. Un édifice gothique neuf, ou un missel manuscrit neuf ne sont en réalité guère moins absurdes qu’une “ruine neuve”
(p. 281) ». La restauration fait une erreur symétrique de celle opérée par le maniérisme (qui donne aux tableaux neufs un faux aspect d’ancienneté), lorsqu’elle enlève aux tableaux anciens les traces de leur vétusté. C’est exactement la position de John Ruskin face à la restauration et la base de son principe d’authenticité : que le neuf soit neuf,
et que l’ancien reste ancien.
   Ainsi Constable admirait-il sans doute la patine authentique d’un tableau de Watteau que Leslie copia un jour. Il lui écrivit à propos de cette copie : « Votre Watteau faisait un effet plus froid que l’original », et il lui conseille d’essayer de se rapprocher du Watteau, « qui semble avoir été peint avec du miel ; si fondu, si tendre, si moelleux et si délicieux (p. 173) ».

   On peut remarquer pour conclure que Constable ne demandait pas que l’on amende par des dévernissages les toiles anciennes. Lui-même ne parle que de « boucher quelques trous » quand Sir George lui demande de restaurer un tableau (p. 113). Il souhaitait seulement que l’on sache voir. Quand il reprend une de ses propres oeuvres déjà sèche, il sait fort bien, comme tous les peintres, qu’aucun retour à un état antérieur n’est possible, et qu’il ne peut qu’aller de l’avant, content quand son tableau « semble avoir extrêmement gagné à être huilé, retouché, poli, gratté, etc. (p. 214) ».

 

ConstableRoute2

 

   Ne rien surajouter (manie de son temps), ne pas trop soustraire non plus (tentation
du nôtre). Telle est la leçon de sagesse qui aurait pu sauver un chef-d’oeuvre de Constable comme la Route de l’auberge de 1822 (Fig. 2) du musée de Philadelphie. Cette peinture détonnait beaucoup au milieu des autres (le plus souvent sagement conservées) à l’exposition du Grand Palais. Misérablement dépouillée de tout lien entre ses parties, autre que celui de la préparation mise à nu, elle est devenu de l’ancien tout neuf. Mauvais goût que Constable lui-même avait en son temps combattu, sous l’espèce du pastiche maniériste.

 

 

Jean-Max Toubeau

 

 

Fig. 1. L’Inauguration du pont de Waterloo « Whitehall Stairs, June 18th 1817 » (exposé en 1832) John Constable - huile sur toile, 130,8 x 218 cm - Tate Britain © Tate Photography

Fig. 2. Road to the Spaniards Inn, Hampstead (1822) John Constable - huile sur papier marouflé sur toile, 30,8 x 51,1 cm - Philadelphia Museum of Art © DR

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phil@noirebene.fr (Administrator) Artistes Fri, 09 Dec 2011 16:51:49 +0000
Débat au Louvre décembre 2002 (1) Présentation https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/61-les-debats-sur-la-restauration/159-debat-au-louvre-decembre-2002-presentation.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/61-les-debats-sur-la-restauration/159-debat-au-louvre-decembre-2002-presentation.html Nuances 31 (2003/1) – pp. 3-6

Un débat au Louvre (12/2002)
Présentation et commentaires

par Michel FAVRE-FÉLIX

 


Pour la première fois un débat contradictoire sur les nécessités et les choix de restauration avait lieu, à l’auditorium du Louvre en décembre 2002. La participation de James Beck et de James Bloedé, ainsi que la diversité des autres interventions, donnait la mesure de l’évolution amorcée à cette date.

 


   Il n’y a pas de doute, les rencontres des 6 et 7 décembre 2002 se proposaient bien de réfléchir sur la restauration actuelle, et, cette fois, autant sur les critiques qu’elle peut susciter que sur ses justifications.

   Dès l’ouverture, Daniel Arasse, historien, spécialiste de la peinture de la Renaissance italienne, co-directeur de ce colloque avec Jean-René Gaborit, conservateur en chef du département des sculptures, a expliqué son intitulé : « Pourquoi restaurer les œuvres d’art ? »

   « Si l’on a choisi la restauration, c’est évidemment parce que le thème, et sa pratique, sont l’objet de débats, actuellement particulièrement vifs. [. . . ] Il nous a paru bon de consacrer deux jours à ces débats, avec, à la fois, les explications, les clarifications des restaurateurs et des conservateurs sur la politique de restauration, et également en donnant la parole aux “adversaires” – je mets ce terme entre guillemets – de la restauration » ; puis d’ajouter : « Si cela nous a paru bon, c’est que le débat sur la restauration est tout à fait légitime. »

   La participation officielle de James Beck devait en témoigner, marquant un changement important, puisqu’il y a trois ans de cela, Jean-René Gaborit s’était opposé à la venue de l’historien américain, alors que celui-ci était pressenti pour une conférence dans cet auditorium. La présence de James Bloedé, à l’invitation d’Henry Loyrette, successeur de Pierre Rosenberg à la direction du Louvre, n’est pas moins significative.
Enfin cette ouverture de l’institution sur l’extérieur est tout à l’honneur des responsables du cycle “Musée-musées” de l’Auditorium qui ont accueilli et mis en œuvre l’ensemble des conférences et des échanges avec le public..

   Rendre compte de l’ensemble de ces journées (soit près de douze heures) n’est pas notre ambition. Certains ont regretté que la succession des exposés, alternant avec les discussions des tables rondes animées par Jean Daive, de France Culture, n’ait pas pris l’allure d’un “véritable” débat. Reconnaissons plutôt que l’exercice était difficile et que ce déroulement, sans doute trop parallèle, des discours, devait être une étape indispensable.
Puisque nous présentons intégralement, dans ce numéro, les contributions de René Henri Marijnissen, de James Beck et, partiellement, celle de James Bloedé, il nous a paru intéressant de parcourir transversalement ces journées et d’entretenir les idées les plus neuves.

Jean-Pierre Cuzin (conservateur général)  -  Une politique du Louvre ?

   En l’absence – pour le moins, surprenante – de Jean-Pierre Mohen, directeur du Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France, il est revenu à Jean-Pierre Cuzin le soin de présenter les orientations générales de la restauration sinon dans les musées français, du moins au Louvre et dans le département des peintures dont il est le conservateur en chef. De son propos, assez libre et informel, ressortent plusieurs points. Des points tellement proches de nos positions que l’on pouvait se demander parfois pourquoi une étroite collaboration n’était pas déjà engagée entre nous.

   Partant d’une définition de la restauration terriblement prudente – « Il s’agit de trouver un autre équilibre, qui ne sera jamais l’équilibre d’origine, le but étant toujours de respecter l’artiste, la création, et de ne pas prétendre nier le temps qui passe. » –
il s’est avancé plus loin en fixant plusieurs principes : « Ne jamais supprimer une restauration ancienne par principe, dans le cas où elle peut s’intégrer – mais cela les restaurateurs le savent bien. Respecter la création, ce peut être aussi respecter les restaurateurs précédents, à un ou deux siècles de distance, et admirer leur travail. »

   Si elle devait être appliquée, une telle orientation – presque ruskinienne – marquerait la fin de cette règle, quasi automatique durant les années 80 et 90, de purification de la couche picturale. Les retouches bien intégrées se rencontrent dans les sculptures – parfois dans les peintures, mais l’huile pose un autre problème : de par la nature de l’huile qui fréquemment les compose,les retouches anciennes s’assombrissent et,
assez souvent, ne sont justement plus intégrées. Il serait important d’adopter dans ce cas une attitude inverse, quoique aussi respectueuse. Elle consisterait à se restreindre au seul enlèvement ponctuel des retouches assombries. Ainsi, tout le reste de la surface picturale serait-il préservé et nous réduirions de beaucoup le nombre des dévernissages qu’on impose encore aux tableaux tout entiers, au seul motif du vieillissement de quelques retouches.

   « Un autre principe : ne pas restaurer systématiquement des pans entiers de la collection d’un musée. Ne pas être systématique, comme on l’a vu dans le cas –
disons-le – de certains grands musées de province français, dont l’ensemble des collections a été restauré pour une date X.
»
Les conservateurs de ces musées de province pensaient jusqu’ici faire un excellent travail. Il se peut qu’un tel avis les engage à réfléchir et que,n’ayant pas d’intérêt à se voir désapprouvés, ils deviennent moins interventionnistes.

   A d’autres reprises, Jean-Pierre Cuzin a rompu ce tabou qui empêchait un conservateur de mettre en cause quelque restauration que ce fût.
Estimant que depuis plusieurs années il y avait une tendance générale à trop nettoyer les tableaux, particulièrement sur le marché de l’art, il pouvait aussi critiquer les institutions étrangères, nommément : la National Gallery de Londres, le Kunsthistorishe de Vienne, et « quelquefois maintenant au Prado ».

   Une dernière réflexion du conservateur a retenu notre attention, d’autant plus que nous nous apprêtions à publier le texte d’Alain Besançon sur le sujet, celui du goût.

« Les appréciations, les décisions, sont affaires de goût. De goût, mais j’emploie le terme dans son sens fort et positif. C’est une affaire d’oeil et seule la connaissance intime de l’œuvre d’un artiste peut guider. [. . . ] C’est très dangereux de dire cela, parce que c’est une appréciation qui paraît très subtile. [. . . ] Le tableau doit rester un organisme cohérent, équilibré. Il ne doit plus être ce que sont quelquefois les tableaux restaurés. »

   Très dangereuse en effet, pour la raison qu’elle n’est aujourd’hui plus comprise, cette notion de goût a joué pourtant un rôle essentiel par le passé. On pourrait la définir comme capacité de discernement esthétique. A l’inverse d’un goût personnel, qui est un ensemble de préférences, ou d’un goût d’époque, qui est un répertoire de conventions esthétiques, plus ou moins formalisées (le “bon goût” n’en étant qu’une variété), le goût, au sens fort,est essentiellement une aptitude, une capacité de jugement,de distinction des beautés et des défauts d’une œuvre. Delacroix disait que le goût est ce « qui fait deviner le beau où il est ».

Gérard Wajcmann (Université Paris VIII) -  Un désir d’éternité ?

   L’intervention du psychanalyste Gérard Wajcman reste probablement la plus inattendue dans ce colloque. Y voir une position anti-restauration serait mal comprendre. L’auteur, responsable du séminaire de psychanalyse et esthétique à l’université Paris VIII, s’interroge sur le sens que la restauration tend à prendre dans notre société (et, plus exactement, la conservation-restauration. Même s’il n’emploie pas ce terme, c’est à cette nouvelle qualification que s’applique son analyse, ce qui lui donne d’ailleurs une extrême pertinence).

   En premier lieu, Gérard Wajcman constate qu’en se vouant à prolonger l’existence de l’œuvre, par principe le plus longtemps possible, la restauration est « hantée par un désir d’éternisation ». Or la restauration dans son sens moderne, remarque-t-il, s’est constituée de la rencontre de l’Art et de la Science – « C’est dans la science que la restauration puise ce pouvoir d’éterniser » – et reçoit en écho un fantasme de la science elle-même, qui est de pouvoir réussir effectivement à éterniser les choses grâce aux moyens de la technique. Wajcman observe un effet de substitution qui travaille non seulement la restauration, mais à travers elle, je crois, un pan entier de notre rapport au patrimoine.

   « Il me semble qu’il y a une logique dans la restauration qui tend à substituer l’Eternité à l’Universel. Ou à vouloir accomplir l’essence universelle de l’art dans l’éternisation de l’objet. Or si l’universalité est une question d’art, l’éternisation est à la fois un fantasme des sujets, de la science et aussi, je crois, une idée religieuse. »

   Gérard Wajcman explore un domaine encore plus obscur lorsqu’il s’interroge sur notre impossibilité à admettre la mort naturelle des œuvres d’art, à les laisser mourir, notre désir, historiquement récent, de tout conserver. Si la perte de la tradition artistique est sans doute l’une des origines de cette panique, le psychanalyste, lui, s’intéresse à ses conséquences. Comme à cette cage de verre, offerte par American Express, pour protéger L’Agneau Mystique des Van Eyck, et supposée résister à une déflagration nucléaire : « Ainsi, il n’y aura plus d’église Saint-Bavon, plus de Belgique, plus d’Amérique et plus d’American Express, qu’il y aura encore L’Agneau Mystique des Van Eyck. »

   Ce comble de la conservation sans spectateur (autre que Dieu ?) est l’autre forme de l’éternisation, plus quotidienne, que propose la restauration. En dernier lieu, Wajcman remarque encore que notre société rend un culte à l’objet d’art éternisé dans le même temps où elle multiplie les objets jetables. « Je dirais qu’on restaure et qu’on conserve d’autant plus dans les musées qu’on jette de plus en plus dans nos poubelles domestiques. »

   « Le visiteur met des lentilles de vue qu’il jettera le soir même, pour aller voir au musée des œuvres d’art éternelles. » Dans cette jolie observation, il y a plus que la description d’un symptôme moderne. Elle nous fait comprendre que ces œuvres d’art ne viennent pas seulement d’un autre temps, mais d’un autre monde, d’un autre rapport au monde.

Daniel Arasse (historien de l’art)  -  Quel sens donner au débat ?

   La légitimité d’un débat était évidente – nous l’avons dit – pour Daniel Arasse.
Il en donnait même les principales raisons : les controverses devraient protéger de tout dogmatisme, et les œuvres des musées sont un bien commun – ce qui implique que le public « a le droit– je dirais même – a le devoir de regard, de critique, et surtout le devoir de demander des comptes aux gens qui opèrent ce travail sur les œuvres. »
Dans la seconde journée, Jean-Pierre Cuzin l’a réaffirmé sous une autre forme :
« Je crois que toutes les critiques sont utiles. Y compris celle des peintres, et peut-être surtout celles des peintres. »

   Cependant, très vite, les deux historiens exprimaient, paradoxalement, la plus grande difficulté à comprendre quelles pouvaient bien être les raisons des critiques.

   « J’aimerais essayer de mieux comprendre, en particulier, la position des adversaires de la restauration. A part les arguments de l’oeil, de la qualité, de la sensibilité, qui sont des arguments d’autorité que je ne peux pas, bien sûr, accepter, et à part aussi le fait que toute restauration mauvaise est une mauvaise restauration et n’est pas une restauration du tout – à part cela, tout ce que j’ai pu entendre ce matin montre qu’il y a vraiment un respect de l’œuvre, une déontologie qui s’est établie. J’aimerais comprendre pourquoi il y a toujours une hostilité, parfois sauvage, à l’égard de la restauration. »

   Autrement dit, si le principe d’une controverse est jugé sain – s’il est un droit, et même un devoir –, l’objet d’une controverse demeure, quant à lui, inexplicable, sans justification. Du moins sans justification autre que passionnelle et subjective. Je crois que cette difficulté à comprendre n’est sûrement pas feinte, et que le souhait de comprendre est certainement sincère. C’est pourquoi je voudrais ouvrir ici une parenthèse pour essayer d’éclaircir ce sujet.

   Daniel Arasse a fourni, en fait, des éléments qui permettent de cerner le malentendu.    Les voici en trois points.

  Si l’on part du principe que l’on a en face de soi des « adversaires » de la restauration – et mettre le terme entre guillemets par courtoisie ne change pas grand chose – on ne pourra jamais concevoir le sens de ce qu’ils disent. On admettra juste qu’il existe une position “anti-restauration”, aussi curieuse et stérile qu’un parti pris “anti-médecine”.

   Or, ce n’est pas d’adversaires de la restauration qu’il s’agit mais de critiques de restaurations. Cette distinction est essentielle. Elle a tout son sens dans le travail universitaire que connaît bien l’historien. Elle est fondamentale dans la démocratie elle-même.

   Ce premier point en éclaire un second. Lorsque Daniel Arasse met “à part les mauvaises restaurations”, il supprime, de sa propre initiative, toute raison aux critiques. Il ne peut pas ensuite s’étonner de ne plus en trouver. Déclarer que toute mauvaise restauration n’est, en réalité, pas une restauration du tout –c’est-à-dire qu’elle est un rafistolage ou un maquillage mais pas une restauration – est un sophisme. Il suppose bien sûr un premier axiome sous-entendu : 1) Toute restauration est bonne ; 2) celle-ci est mauvaise ; 3) donc ce n’est pas une restauration.

   Mais, si c’est un sophisme, néanmoins, c’est une bonne réflexion. En effet,
la restauration tient sa définition– à un moment donné – des limites qu’elle se fixe.
Une parfaite restauration “de style”, réalisée par Viollet-le-Duc ou par ses élèves, sera aujourd’hui considérée comme une reconstitution hypothétique,une reconstruction fantaisiste, mais justement pas comme une restauration. La retouche d’un professionnel du XIXe siècle, sera nommée “surpeint” et non restauration.

   Ici, l’historien devrait se souvenir du rôle des critiques. C’est à Ruskin que l’on doit une critique du travail de Viollet-le-Duc, qui a permis, bien plus tard, dans la Charte de Venise, de retrancher la reconstitution hypothétique du domaine de la restauration. De la critique de Ruskin, nous vient aussi la notion d’authenticité, mise en valeur dans la récente Charte de Cracovie. C’est encore la critique des nettoyages anglais par Brandi qui sous-tend sa définition de la restauration dans la Teoria del Restauro.

Le jugement de l’œil, accordé aux restaurateurs mais refusé aux critiques ?

   Cette position exige à l’inverse que les critiques soient argumentées. Nous rejoignons le troisième point. Les arguments de l’oeil (lequel jugerait d’une restauration), ceux de la qualité ou de la sensibilité, sont récusés par Daniel Arasse, parce que ce sont des arguments d’autorité. Dans le cadre d’un débat, je peux le comprendre. Force est de reconnaître que l’autoritas n’est plus le fondement de la politique, ni de l’éducation – ainsi que l’a parfaitement analysé Hannah Arendt – ni, en grande partie, de notre rapport à la culture.

   L’historien ajoute encore foi au témoignage de Pline l’Ancien sur un tableau d’Aristide, au jugement de Goya sans doute, de Delacroix peut-être, mais il ne reconnaît plus l’autorité du peintre vivant. Mais nous savons que pour progresser sans le recours de l’autorité ancienne, nous devons précisément nous astreindre à exercer notre esprit critique. Nous n’avons que cette alternative. Et au moins aurons-nous soin de ne pas substituer à l’autorité du peintre, en quoi nous ne croyons plus, une confiance sans critique dans le laboratoire ou le musée. A bien des égards, ceux-ci sont les nouveaux modèles d’autorités, dont il est devenu aussi inconvenant de discuter les affirmations que pour un scolastique de mettre en doute Thomas d’Aquin.

   Un autre malentendu s’ajoute au précédent. Je conçois très bien que le simple jugement de l’oeil, ou que la qualité picturale et sensible d’une œuvre comparée avant-après une restauration, ne soient pas acceptés au titre d’arguments prépondérants. Mais cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas place dans un débat. En effet, le restaurateur, quant à lui, est bien chargé, en examinant un état avant, de reconnaître les qualités picturales qu’il devra respecter. Il doit aussi discerner des qualités de l’œuvre qu’il pourrait en outre récupérer, grâce à son intervention, dans un état après dont il doit se faire une idée.

   C’est bien l’oeil du restaurateur, et nul autre instrument, qui guide sa main, puis l’arrête avant qu’un dévernissage ne soit trop poussé. C’est enfin avec une “mesure de sensibilité” qu’il lui faut doser ses retouches. Jean-Pierre Cuzin ne disait pas autre chose dans sa conférence en définissant les vertus du bon restaurateur: « Qualité de l’oeil, de la sensibilité, et connaissance intime des artistes [qu’il traite] ».

   Pourquoi, alors, la sensibilité, l’acuité de l’oeil, le discernement des qualités picturales, qui sont autant d’outils effectifs dans le travail du restaurateur, ne seraient-ils, subitement, plus des outils acceptables dans le travail du critique ? Comment peut-on récuser pour l’un, les moyens de jugement que l’on vient d’exiger, pour l’autre?

   Ecarter toute évaluation esthétique n’est qu’une autre forme de l’empirisme en restauration. Dans ces conditions, il ne serait plus possible de comprendre Brandi lorsqu’il impose au restaurateur de ne pas mettre en avant la « jactance de la matière » au détriment de l’image, notion fondamentale dans sa Teoria, qui réclame pourtant un jugement de l’oeil.

   Cette question – en réalité assez complexe – ne peut pas être éludée dans le cours d’un débat. Il m’est arrivé plusieurs fois de visiter des musées et des expositions en compagnie de restaurateurs. Et j’ai dû reconnaître que leur oeil faisait d’eux des critiques beaucoup plus sévères que moi. Face à des œuvres récemment restaurées,
ils savaient parfaitement discerner quel traitement elles avaient subi et quelles dégradations en étaient résultées.

   Terminons sur une intervention de Daniel Arasse qui a dénoncé l’usage du terme “lisibilité” – si souvent employé pour justifier les restaurations – comme impropre à circonscrire le genre de regard exigé par les œuvres d’art et, par conséquent, infondé en tant que critère de restauration. Monsieur Cuzin en a convenu immédiatement mais non pas les conférenciers italiens présents à cette tribune.

 

Michel Favre-Félix

 

 

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phil@noirebene.fr (Administrator) Le(s) débat(s) sur la restauration Mon, 14 Mar 2011 12:02:48 +0000
Débat au Louvre décembre 2002 (2) James Blœdé https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/61-les-debats-sur-la-restauration/152-debat-au-louvre-decembre-2002-james-bloede.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/61-les-debats-sur-la-restauration/152-debat-au-louvre-decembre-2002-james-bloede.html Nuances 31 (2003/1) – pp. 11-13

Un débat au Louvre (12/2002)
Intervention de James Blœdé

Peintre, professeur à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris
président de l'ARIPA

 


Extraits de l’intervention à l’auditorium du Louvre

 


   Contrairement à ce que l’on a voulu faire croire, la controverse née en France durant la restauration des Noces de Cana ne réside pas dans une opposition entre une faction de romantiques attachés à un goût douteux pour les patines et les vernis sombres et
une institution toujours soucieuse de préserver l’intégrité des oeuvres.

   Non ! Ce que l’on a vu surgir alors n’est rien d’autre qu’une nouvelle querelle des vernis dans laquelle les musées de France – mais aussi d’Italie, le problème est aujourd’hui international – se retrouvent dans la position de l’Angleterre après-guerre, et les artistes et amateurs de l’ARIPA dans celle des défenseurs des restaurations modérées ou, pour reprendre le mot de René Huygue, des restaurations « nuancées ».

   Au reste, ce n’est pas pour rien que notre bulletin s’appelle Nuances. Et si nos propos sont parfois peu « nuancés », dites-vous bien que cela vient de la réelle souffrance que nous éprouvons à voir des oeuvres, pour leur part, violentées.
En tant qu’artistes, dont beaucoup ont appris leur métier au Louvre, en copiant ceux que l’on appelle les maîtres, nous nous sentons redevables des joies et des enseignements qu’ils nous ont apportés. Par conséquent nous nous sentons aussi le droit, que dis-je, le devoir, de les défendre. Et, pour cela, nous avons un oeil, oui, une sensibilité. Loin de nous l’idée que nous en aurions le monopole.
[…]
   Il est véritablement anormal que les commissions de restauration ne comportent pas de représentants des restaurateurs – un nombre de restaurateurs égal à celui des conservateurs. De même, pour qu’il y ait vraiment interdisciplinarité, il y faudrait des artistes.
[…]
   Certains ont fait la remarque, pour s’en étonner,que les controverses ont éclaté, de loin en loin, au cours de l’histoire, sur quelques cas isolés. C’est vrai. Ce phénomène est, en effet curieux et mériterait d’être étudié. Pourquoi la restauration de certaines oeuvres a-t-elle provoqué un tollé alors que d’autres, qui auraient dû être encore plus décriées, sont-elles passées, sinon inaperçues, du moins, sans faire de bruit ?
[…]
   Pourquoi restaurer les oeuvres d’art au moment de préparer les grandes rétrospectives ? C’est une pratique courante et pourtant funeste, car souvent menée à la hâte pour être prêt à temps.
   Mais, pour la question qui nous occupe, ces rétrospectives représentent un bon champ d’observation. Souvenons-nous de l’exposition Poussin, ou bien Watteau, ou Chardin, ou encore “Le Siècle de Titien”. Ah ! les Poussins venus de Russie, encore vêtus de leur vernis blond ! Et les Chardins encore conservés dans des collections privées, certains magnifiquement préservés ! D’autres Chardins, de Russie, magnifiques ! Beaucoup de tableaux du Louvre, bien sûr, merveilleux, car il n’est pas question de prétendre qu’au Louvre tout irait mal ; mieux, de toutes façons, que chez les anglo-saxons ; mieux, désormais, et c’est triste à dire, qu’en Italie, patrie de Brandi, pays où l’on restaure tout, pourquoi ? Pour le Jubilée, pour l’An 2000 ! Est-ce que ça a un sens, le jubilée, pour les oeuvres d’art ?
   L’exemple des grandes rétrospectives nous montre à l’évidence que chaque pays a sa façon de restaurer et que, par conséquent, si on peut restaurer de diverses manières, c’est que la restauration est aussi une question de choix. Y compris celui de ne pas restaurer.
[…]
   France Dijoud [co-directrice des services de restauration des musées de France] a, hier matin, admis qu’il fallait que le débat que nous réclamons depuis plus de dix ans ait enfin lieu.
[…]

A ce moment de sa conférence, James Bloedé projette un certain nombre de diapositives reproduisant, dans leur grande majorité, des tableaux du Louvre entièrement dévernis – bien que les catalogues, ouvrages censés être “scientifiques”, prétendent qu’ils n’ont subi qu’un allégement de vernis, voire un allégement modéré {tooltip}(1){end-texte}Liste des oeuvres projetées au cours de la conférence : Les Noces de Cana (Véronèse) – La Sainte Famille (Bronzino) – La Prédication de saint Etienne (Carpaccio) – Le Repos de Vénus et de Vulcain (L’Albane) – La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne et quatre saints (Pontormo) – Le Jugement de Salomon, Moïse sauvé des eaux, Sainte Françoise Romaine et L’Enlèvement des Sabines (Poussin) – La Charité ( Andrea del Sarto) – Les Epoux Seriziat (David) – L’Embarquement pour Cythère (Watteau) – Lièvre mort avec poire à poudre et gibecière (Chardin) – La Pietà (Rosso Fiorentino). {end-tooltip}.

Il les introduit en rappelant les raisons pour lesquelles on ne doit pas dévernir :

 

(Rappelons d’abord que la plupart des opérations de restauration peuvent se faire
sans dévernir)

– Parce que l’on risque de perdre les glacis, les frottis et vélatures.

– Parce que la matérialité du tableau se révèle au dépend de sa spiritualité.

– Parce qu’on obtient un aplatissement des volumes et de l’espace.

– Parce que l’on met en évidence des bleus, des rouges, devenus trop vifs, des blancs, devenus trop crus, toutes sortes de désaccords que le vernis blond avait le mérite de tempérer.

– Parce que le vernis blond soutient les couleurs fugaces, en partie évanouies, et celles transparentes ou usées.

– Parce que le vernis blond rend plus doux, plus clairs, des bruns ou d’autres couleurs virées au noir et opacifiées au cours du temps.

– Parce que le solvant utilisé pour dévernir fragilise la couche picturale (lixiviation).

– Parce que l’on sait que les artistes du passé connaissaient ce phénomène d’oxydation du vernis, qui commence très vite et se stabilise en une quinzaine d’années, et qu’ils en tenaient très vraisemblablement compte dans leurs tableaux.

– Parce que tous ces phénomènes d’évolution naturelle de la matière, y compris le jaunissement du vernis, sont considérés comme vieillissement normal de l’oeuvre et comme tels, sont partie intégrante et témoignent de l’authenticité de celle-ci.

 

 

   A l’aide de ces quelques exemples, j’espère avoir suffisamment montré que si la controverse porte sur un changement d’apparence des oeuvres, ce n’est pasque ce changement troublerait nos habitudes mais qu’il est, trop souvent, accompagné de désordres irréversibles, d’une perte de qualité irrémédiable. Le fait qu’un représentant de l’ARIPA ait été invité, pour la première fois, sur cette estrade, au sein même de l’institution, nous le prenons comme un signe très positif d’ouverture, un signe d’évolution. Je tiens à en remercier Monsieur Henri Loyrette ainsi que les organisateurs de ce passionnant colloque.

   Mais toute époque a l’art qu’elle mérite et, si je pousse un cri d’alarme, c’est sans beaucoup d’espoir.

   Comment penser que des oeuvres puissent être conservées, si tout ce qui va avec n’existe plus ? Comment penser que des oeuvres puissent être correctement restaurées quand l’humanisme et le sens du sacré dont elles témoignaient ont perdu toute signification? Quand on assiste à la réification des oeuvres et de l’homme lui-même pour des motifs strictement économiques ou d’ordre mondial. Quand on substitue à la transcendance qu’implique et produit l’oeuvre d’art, la lisibilité triviale de l’image.

   En donnant un tour systématique aux restaurations, serait-ce la société elle-même qui tenterait de se restaurer, de restaurer ses anciennes valeurs ? Et n’aboutirait-elle pas à ce qui ne serait qu’un apparent paradoxe : à ce que, faute de comprendre l’essence des oeuvres du passé, elle en viendrait à réduire leur signification devenue insaisissable, voire la détruire, pour les rendre supportables au regard des contemporains.

 

James Bloedé

 

 

Liste des oeuvres projetées au cours de la conférence :

Les Noces de Cana (Véronèse) – La Sainte Famille (Bronzino) – La Prédication de saint Etienne (Carpaccio) – Le Repos de Vénus et de Vulcain (L’Albane) – La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne et quatre saints (Pontormo) – Le Jugement de Salomon, Moïse sauvé des eaux, Sainte Françoise Romaine et L’Enlèvement des Sabines (Poussin) – La Charité (Andrea del Sarto) – Les Epoux Seriziat (David) – L’Embarquement pour Cythère (Watteau) – Lièvre mort avec poire à poudre et gibecière (Chardin) – La Pietà (Rosso Fiorentino).

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phil@noirebene.fr (Administrator) Le(s) débat(s) sur la restauration Mon, 14 Mar 2011 12:02:48 +0000
Débat au Louvre décembre 2002 (3) Marijnissen https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/61-les-debats-sur-la-restauration/154-debat-au-louvre-decembre-2002-marijnissen.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/61-les-debats-sur-la-restauration/154-debat-au-louvre-decembre-2002-marijnissen.html Nuances 31 (2003/1) – pp. 6-7

Un débat au Louvre (12/2002)
Intervention de René-Henri Marijnissen

Historien de l’art et de la restauration, chef du département Conservation
à l’Institut Royal du Patrimoine de Belgique (1958-1988)

 


Intervention à l’auditorium du Louvre

 


   • Pourquoi restaurer ? Je tiens à fournir une réponse en tant que professionnel.
Je suis un homme de métier, du moins je l’espère. Je fonctionne dans la profession depuis plus d’un demi-siècle, ce qui, en soi, n’est pas une référence, je l’admets volontiers.

   • La “restauration”, je ne suis ni pour ni contre d’une façon inconditionnelle : j’emprunte la conviction de Peter Ustinov : je suis de l’extrême centre.

   • Pourquoi restaurons-nous ? Tout simplement parce qu’on s’engage dans une lutte contre la mort. Voir dépérir, voir mourir une œuvre très belle, nous révolte. Nous intervenons pour arrêter son vieillissement et sa dégradation. Les dégâts qu’elle a subis, nous exigeons qu’ils soient réparés. En agissant de la sorte, nous nous opposons à un processus naturel, universel et inévitable. Cette attitude est propre à l’esprit occidental.

   • Toute intervention sur une œuvre d’art est communément désignée par le terme restauration, or dans les opérations on distingue deux catégories déterminées par leurs fins spécifiques :
   – en premier lieu il y a la conservation, par quoi j’entends toute intervention qui tend à assurer la pérennité matérielle de l’œuvre ;
   – et puis il y a la restauration proprement dite qui, me semble-t-il, intervient sur l’entité artistique esthétique de l’œuvre. Elle commence par la retouche d’une lacune infime et, dans une application radicale, elle complète tout ce que l’œuvre semble avoir perdu, autrement dit : le restaurateur reprend résolument l’élan créateur de l’artiste pour ramener l’œuvre à un état proche de celui qu’elle avait à l’origine. Rappelons la célèbre définition de Viollet-le-Duc :« Restaurer c’est rétablir un état qui peut-être n’a jamais existé ».

   • Grâce aux contributions fournies par les sciences exactes pendant la seconde moitié du XXe siècle, nous disposons désormais d’une liste assez longue de tout ce qu’il faut bannir de l’atelier du restaurateur, en l’occurrence les matériaux agressifs ou peu fiables, ainsi que les méthodes artisanales ou industrielles préjudiciables, soit dans l’immédiat, soit à long terme.
   La science nous a appris ce qu’il ne faut pas faire.
   Il en résulte que le problème de la conservation est en majeure partie résolu. Toutefois, à une exception près : à savoir la question du nettoyage des tableaux, âprement débattue depuis le XVIIIe siècle, précisément parce que l’appréciation de ce problème spécifique tombe dans le domaine du non mesurable. Les deux camps opposés sont séparés par une couche de vernis jauni, semi transparente voire franchement opaque.

   • Quant à la restauration proprement dite, les problèmes se présentent intégralement comme des questions d’interprétation et se situent donc au niveau du non-mesurable.
   Or l’interprétation est déterminée par l’individu : ses facultés d’observation, ses prédilections, ses connaissances et son ignorance, ses convictions et ses bévues.
En outre interviennent les convictions de sa société et de son époque. En effet, la restauration est marquée par des choix préférentiels, communément appelés “mode”, sans oublier les choix imposés par des traditions locales et la recherche de prestige.

   • A l’occasion d’une intervention importante sur une œuvre célèbre, les commentaires évoquent assez souvent les succès de la chirurgie moderne.
   En y regardant de près, la comparaison s’avère passablement fallacieuse. Un patient, après avoir subi le choc opératoire,entame un processus de récupération ; il se rétablit. Une œuvre d’art ne peut que subir, elle n’a aucune ressource qui lui permettra de récupérer. Celles qui sont mortes de leur belle mort sur le billard sont nombreuses.
   Des restaurateurs-chirurgiens qualifiés, il y en a, bien sûr ; mais de temps à autre on assiste à des opérations exécutées par des chirurgiens qui n’ont jamais étudié l’anatomie.

   • On parle de la relation passionnelle que le restaurateur entretient avec l’œuvre qui lui est confiée. Admettons qu’elle soit souhaitable, voire nécessaire. Rappelons toutefois que l’histoire de la restauration nous incite à s’en méfier.
   Disons-nous bien que cette passion est de toute façon une passion à sens unique.

   • Le seul point de départ de toute intervention est l’état dans lequel l’œuvre nous est parvenue, et non l’état qu’on désire qu’elle ait.

   • Ceux et celles qui décident des traitements ou qui sont appelés à intervenir effectivement sur les œuvres doivent apprendre à écouter les œuvres. Telle œuvre chuchote, telle autre crie à tue-tête ce qu’il ne faut surtout pas lui imposer.
   Cette attitude exige des connaissances étendues, une information à jour, une culture qui dépasse les limites de la discipline dans laquelle on fonctionne et surtout un sens aigu des responsabilités de tous les membres de l’équipe, chacun au niveau de ses attributions.

   • La problématique fort complexe de la restauration doit être traitée avec beaucoup de discernement et non par une majorité contre une opposition. Sachons qu’elle est par fois insoluble.

  • Travaillant dans les meilleures conditions possibles – c’est-à-dire sans contrainte aucune – royalement rémunéré et soutenu par une équipe de spécialistes hautement qualifiés, le meilleur restaurateur du monde posera une ou plusieurs prothèses, éventuellement bien réussies, mais néanmoins des prothèses qui, dans un proche avenir, seront à leur tour refusées pour des raisons diverses. Point n’est besoin de démontrer qu’une accumulation de prothèses mène à l’absurde.

   • La quantité ou l’étendue des dégâts supportables sont déterminées par la nature de l’œuvre. Pour certains tableaux – un Vermeer, un Georges de La Tour – la tolérance est pratiquement nulle.

   • Les résultats d’un banc d’essai long de deux siècles et demi nous obligent à nous rendre à l’évidence: reprendre l’élan créateur pour restaurer ce que l’œuvre a perdu au cours de son existence est une entreprise vouée à l’échec. Tout dégât subi par une création unique constitue en réalité une blessure définitive.

   • En matière de conservation et restauration, il n’y a qu’une seule école valable,
à savoir celle des œuvres.

   • Qui a raison, qui a tort ? Ni vous, ni moi. Nos disputes sont vaines, car en définitive ce sont les œuvres qui ont raison ; hélas, souvent quand il est trop tard.

 

René-Henri Marijnissen

 

 

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phil@noirebene.fr (Administrator) Le(s) débat(s) sur la restauration Mon, 14 Mar 2011 12:02:48 +0000
Ingres et la patine grise https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/56-artistes/119-la-patine-grise-dingres.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/56-artistes/119-la-patine-grise-dingres.html Nuances 36-37 (2006) - pp. 38-40

La patine grise d'Ingres

par Paul PFISTER

 

 

Ingres - Autoportrait à 55 ans



   

  C’est avec satisfaction que les amateurs d’art ont constaté un renouvellement dans l’approche des œuvres d’Ingres depuis la dernière rétrospective française,
en 1967 au Petit Palais. L’exposition présentée par les galeries nationales de Londres et de Washington en 1999 et 2000, limitée aux portraits, donnait encore du maître l’image peut-être trop uniquement virtuose et plaisante d’un peintre de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie
de son temps.

  L’un des grands mérites de la rétrospective du Louvre (24 février - 15 mai 2006), conçue par Vincent Pomarède et ses érudits collaborateurs, est d’avoir donné accès à l’abondance et à la richesse de cette oeuvre extraordinaire qui constitue en quelque sorte, comme le dit le catalogue, un lien entre les grands maîtres du XVIe siècle et l’époque de Picasso et Matisse. Même si Ingres écrivait dans ses pensées, en 1821, comme s’il avait voulu nous en convaincre, « je suis donc un conservateur des bonnes doctrines, et non un novateur », le visiteur de l’exposition a pu constater à quel point son expression a été inventive, innovante et d’une richesse extrême en comparaison avec l’œuvre d’autres maîtres de son temps. Ingres apparaît désormais comme l’un des peintres les plus importants de l’histoire.

  Il serait superflu d’expliquer quel soin extraordinaire ce maître du raffinement absolu et de l’esthétique apportait à ses oeuvres, depuis les dessins préparatoires et les études à l’huile jusqu’aux tableaux définitifs. Tout cela, l’exposition et son catalogue l’ont mis, aussi bien qu’il était possible, en évidence. Reste surtout à se demander si les tableaux, dans leur état actuel de conservation, correspondent encore, de près ou de loin, aux intentions de l’artiste. Lorsqu’on regarde les peintures et que l’on se penche sur les reproductions du catalogue – d’ailleurs sans faille – il saute aux yeux qu’elles présentent des états si divergents qu’il est impossible de ne pas se poser de questions.

  Sans vouloir être exhaustif, considérons déjà le Torse d’homme, antérieur à 1800,
du musée Ingres à Montauban (Cat. N° 1). Il possède une tonalité grise, d’un ton plus fort que celui d’une patine naturelle produite par le temps..

La patine grise d'Ingres

  Des constats similaires faits sur de nombreux tableaux d’Ingres m’ont conduit à conclure que ce type de patine grise avait été posé par l’artiste lui-même.
Je sais combien cette idée peut être déroutante pour la conception que nous nous faisons aujourd’hui de la peinture. Néanmoins il ne s’agit pas d’une vue théorique.
L’observation attentive de portraits, tel celui de Delphine Ingres-Ramel peint en 1859, dans la collection Oskar Reinhart de Winterthur dont je suis le restaurateur, montre qu’il existe un très léger voile gris, distribué en particulier sur les carnations de manière très subtile (fig.1).

 

Ingresfemmedetail

  

  On retrouve déjà ce phénomène sur sa Baigneuse de Valpinçon, du musée du Louvre, peinte en 1808. Ce magistral nu de dos n'est pas modelé par un dégradé de tons opaques peints en pleine pâte, comme on pourrait le supposer. Les subtiles variations
du volume sont obtenues par un gris semi-transparent posé sur un fond général de ton chair claire. Ce gris forme les ombres, bien sûr, mais, étonnement, il voile aussi les parties en pleine lumière, telle l'épaule montrée dans ce détail (fig. 2).
Nous voyons que ce voile gris a été quelque peu malmené par des nettoyages, abrasé, déplacé dans les creux de la structure. Il est même presque supprimé sur une petite zone rectangulaire du haut de l'épaule, laissant un aplat vide.

 

IngresEpauledetail

  

  La même chose se manifeste dès les premiers portraits avec le Portrait d’homme à
la boucle d’oreille
, de 1804, qui appartient aussi au musée de Montauban (Cat. N° 26).
Tout en étant nettoyé, le tableau conserve une forte patine gris-brun, incrustée dans
la couche picturale, qui soutient le modelé du visage. Surtout évidente sur le col de la chemise “blanche”, elle joue exactement le rôle inverse d’un contraste, contribuant au contraire à l’harmonisation générale du tableau. Ici, la structure des coups de brosse a été inopportunément mise en valeur par le nettoyage, ce qui ne correspond en rien à l’intention de l’artiste. Mais chacun peut aisément s’imaginer le résultat qu’aurait produit un nettoyage plus poussé : le modelé aurait disparu, le visage aurait été rendu encore plus plat et la chemise, devenue toute blanche, aurait produit un contraste aigu luttant contre le reste du tableau. Bref,on aurait un Ingres de plus, semblable à ceux que les musées ont l’habitude de proposer.

  Virgile lisant l’Énéide devant Auguste et Livie (1819, intitulé aussi Tu Marcellus eris ) qui appartient aux musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (Cat. N°37) est un exemple de tableau dans lequel la patine artificielle gris-brun d’Ingres est encore conservée. Evidemment, dira-t-on, puisqu’il s’agit là d’une scène de relative pénombre… Mais Roger délivrant Angélique (Cat. N° 44) du musée du Louvre, qui date de la même année, représente, lui aussi, une scène nocturne. Et néanmoins, on s’est efforcé
de réduire le plus possible ce gris-brun, avec pour résultat une couche picturale inégalement blessée, des craquelures causées par les solvants et, par ailleurs, l’apparence d’un tableau tout plat, manquant de modulation dans les volumes et
les chairs.

 

IngreOedipe

  

  Il serait aussi édifiant de comparer l’Œdipe et le Sphinx, qui est au Louvre (fig. 3), avec la version de1864, à la Walters Gallery de Baltimore, deux scènes situées en grande partie dans la semi-obscurité d’une grotte. La version de Baltimore montre à présent la scène projetée en plein jour par un nettoyage encore plus poussé que sur la version du Louvre.Et que dire des portraits, surtout féminins, qu’on a décrassés de façon trop intense, comme, parmi beaucoup d’autres, celui de Madame Moitessier debout (1851, National Gallery de Washington, Cat. N° 160), ou de Madame Rivière, au Louvre, dans lesquels des portions d’étoffes et de chair ont perdu leur modelé du fait de la réduction de leur patine grise. Heureusement,dans la plupart des tableaux qui ont été ainsi traités, il reste, par endroits, de petits témoins de cette patine ingresque.

Les tonalités grises et la photographie

  La peinture d’Ingres était-elle vraiment grise ? On n’a jamais pris au sérieux les témoignages écrits parce qu’on n’y a vu que des appréciations ironiques. Mais il est bien connu que la qualité de l’ironie réside en ceci qu’elle est une vérité drapée de drôlerie. D’Amaury Duval, nous connaissons ces deux phrases : « On trouva dans l’anagramme du nom Ingres les mots: en gris. Dès lors, M. Ingres a fait gris, le gris était sa couleur de prédilection, il faisait communier ses élèves avec du gris. » - « Il est connu que la peinture de M. Ingres est grise. – Ouvrez l’œil, nation nigaude, et dites si vous vîtes jamais de la peinture plus éclatante et plus voyante, et même une plus grande recherche de tons ? »

  De Robert de la Sizeranne, nous avons celle-ci :« C’est encore pourquoi les deux seules couleurs qu’il recommandât à ses élèves étaient le “gris laqueux” pour les demi-teintes, et le brun rouge, dont il disait : “C’est une couleur tombée du ciel !” »

  Mais les nations, au lieu simplement d’ouvrir l’œil (Amaury Duval n’en demandait pas davantage), ont cherché où pouvaient bien se trouver ces couleurs éclatantes et voyantes. Afin de ne plus passer pour « nigaudes », elle sont cru trouver la solution en effaçant les patines originales d’Ingres.

  Dans De l’art et du beau, le maître écrit pourtant : « Les chefs-d’œuvre ne sont pas faits pour éblouir. Ils sont faits pour persuader, pour convaincre, pour entrer en nous par les pores ». Mais nous, les descendants, nous voulons tout faire pour éblouir par nos nettoyages inadaptés, à l’inverse de la conception et des intentions de l’artiste.

  Il me paraît justifié, à propos de la patine grise et artificielle d’Ingres, de faire
la réflexion suivante. Ce maître, sensible aux événements de son époque, avait reconnu sans difficulté les capacités de la photographie,tout en craignant qu’elle ne concurrençât injustement les aquafortistes. L’un des mérites évidents de la photographie tenait à la richesse de ces nuances de tonalités grises, par lesquelles elle transposait la réalité sans utiliser aucune couleur. Par la suite, il y eut des peintres qui s’opposèrent,
par leur genre d’expression, à cette capacité, purement technique, de la photographie,
et d’autres, comme Ingres justement, qui enrichirent leur vision artistique en adoptant les possibilités de la gamme grise et parvinrent à surpasser de beaucoup la simple apparence technique.

  A l’avenir, il serait éminemment souhaitable que l’on se donne d’abord la peine
de mener des recherches sur ce gris ingresque avant de décider d’éliminer de la saleté grise.

 

  Reste à faire une observation, d’ordre muséologique. On a investi – si mal ! –
de fortes sommes d’argent pour que les tableaux “en jettent” – ce qui, pour Ingres,
est un contresens. Mais comment traitons-nous les dessins du maître ? Sont-ils si négligeables et dénués de valeur qu’ils ne méritent pas de perdre une seule seconde pour leur porter le minimum de soin que leur conservation réclame ? Comment
peut-on présenter des oeuvres de musées dans des états de conservation si négligés,
si dégradés, en décomposition même ? Peut-être a-t-on la noble intention de prouver
au spectateur que la qualité esthétique des dessins d’Ingres importe moins que l’incomparable beauté de la nature, qui se manifeste sous forme de taches produites par une grande variété de moisissures, de décolorations, de papiers jaunis par des colles douteuses et des composants acides, ou d’autres choses encore…

 

 

Paul Pfister

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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phil@noirebene.fr (Administrator) Artistes Fri, 09 Dec 2011 16:51:49 +0000
La lumière et les vernis https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/39-etudes-critiques/168-la-lumiere-et-les-vernis.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/39-etudes-critiques/168-la-lumiere-et-les-vernis.html Nuances 19 (1999/1) – pp. 3-7

La lumière et les vernis

par Paul PFISTER, restaurateur au Kunsthaus de Zurich

 

la présentation et la perception de l’œuvre ; leurs conséquences sur la restauration

 

 

   La peinture à l’huile possède la merveilleuse propriété de conduire la lumière dans
les profondeurs des couches picturales. Les vernis traditionnels étaient formulés pour renforcer et compléter cet effet esthétique capital.
  L’auteur passe en revue les erreurs qui faussent la perception des tableaux dans nos musées, comme l’emploi de vernis minces et incolores ou des vernis synthétiques qui bloquent le passage de la lumière.

  Les qualités d’une œuvre à l’huile ne peuvent s’apprécier pleinement que si elle est placée sur un mur de couleur absorbante et sous un éclairage dirigé, assez chaud :
c’est le contraire de la présentation moderne sur fonds clairs et sous un éclairage zénithal diffus, malheureusement pris pour idéal aujourd’hui.

  L’auteur propose de prendre comme modèle les ateliers des artistes où sont réunis
les meilleures conditions de présentation de leurs œuvres.

 

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phil@noirebene.fr (Administrator) Etudes Critiques Mon, 14 Mar 2011 12:02:48 +0000
La patine, témoin d'authenticité https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/39-etudes-critiques/144-la-patine-temoin-dauthenticite.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/39-etudes-critiques/144-la-patine-temoin-dauthenticite.html Nuances 20-21 (1999/2) – pp. 6-10

La patine, témoin d'authenticité

par Paul PFISTER

 

 

 patine sur un Corot non verni

   Loin d’être une notion subjective, la patine correspond à un ensemble de phénomènes matériels engendrés par le passage du temps.

   Une patine spécifique se développe, lors du séchage de la peinture et au-delà dans le temps, à la surface d’un tableau que son créateur a voulu non verni.
Elle est une partie de l’intégrité de cette œuvre, un sceaux d’authenticité.
Supprimer cette patine, comme étant de la “saleté”, abouti en outre à détruire les preuves que cette peinture avait été conçue sans verni par l’artiste.

  L’auteur appuie son étude sur l'examen de tableaux des collections dont il est restaurateur : des œuvres de Corot, Van Gogh, Monet, Renoir.

 

 

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phil@noirebene.fr (Administrator) Etudes Critiques Mon, 14 Mar 2011 12:02:48 +0000
Le Christ mort de Mantegna : Ils ne savent pas ce qu'ils font https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/39-etudes-critiques/185-christ-mort-mantegna-ils-ne-savent-pas-ce-quils-font.html https://www.aripa-revue-nuances.org/articles-revue-nuances/39-etudes-critiques/185-christ-mort-mantegna-ils-ne-savent-pas-ce-quils-font.html blanc

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Le Christ mort de Mantegna:
ils ne savent pas ce qu'ils font

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Pour créer des évènements, au-delà des expositions légitimes, les musées peuvent favoriser les restaurations spectaculaires.
Mais lorsque celles-ci ne sont pas réalisables,
les mises en scènes choc peuvent jouer le même rôle, en suivant des raisonnements similiares:
le Christ mort à la Brera en témoigne.

par Michel FAVRE-FELIX

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phil@noirebene.fr (Administrator) Etudes Critiques Fri, 09 Dec 2011 16:51:49 +0000