Accueil Articles par thèmes Le(s) débat(s) sur la restauration Débat au Louvre décembre 2002 (2) James Blœdé
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Nuances 31 (2003/1) – pp. 11-13

Un débat au Louvre (12/2002)
Intervention de James Blœdé

Peintre, professeur à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris
président de l'ARIPA

 


Extraits de l’intervention à l’auditorium du Louvre

 


   Contrairement à ce que l’on a voulu faire croire, la controverse née en France durant la restauration des Noces de Cana ne réside pas dans une opposition entre une faction de romantiques attachés à un goût douteux pour les patines et les vernis sombres et
une institution toujours soucieuse de préserver l’intégrité des oeuvres.

   Non ! Ce que l’on a vu surgir alors n’est rien d’autre qu’une nouvelle querelle des vernis dans laquelle les musées de France – mais aussi d’Italie, le problème est aujourd’hui international – se retrouvent dans la position de l’Angleterre après-guerre, et les artistes et amateurs de l’ARIPA dans celle des défenseurs des restaurations modérées ou, pour reprendre le mot de René Huygue, des restaurations « nuancées ».

   Au reste, ce n’est pas pour rien que notre bulletin s’appelle Nuances. Et si nos propos sont parfois peu « nuancés », dites-vous bien que cela vient de la réelle souffrance que nous éprouvons à voir des oeuvres, pour leur part, violentées.
En tant qu’artistes, dont beaucoup ont appris leur métier au Louvre, en copiant ceux que l’on appelle les maîtres, nous nous sentons redevables des joies et des enseignements qu’ils nous ont apportés. Par conséquent nous nous sentons aussi le droit, que dis-je, le devoir, de les défendre. Et, pour cela, nous avons un oeil, oui, une sensibilité. Loin de nous l’idée que nous en aurions le monopole.
[…]
   Il est véritablement anormal que les commissions de restauration ne comportent pas de représentants des restaurateurs – un nombre de restaurateurs égal à celui des conservateurs. De même, pour qu’il y ait vraiment interdisciplinarité, il y faudrait des artistes.
[…]
   Certains ont fait la remarque, pour s’en étonner,que les controverses ont éclaté, de loin en loin, au cours de l’histoire, sur quelques cas isolés. C’est vrai. Ce phénomène est, en effet curieux et mériterait d’être étudié. Pourquoi la restauration de certaines oeuvres a-t-elle provoqué un tollé alors que d’autres, qui auraient dû être encore plus décriées, sont-elles passées, sinon inaperçues, du moins, sans faire de bruit ?
[…]
   Pourquoi restaurer les oeuvres d’art au moment de préparer les grandes rétrospectives ? C’est une pratique courante et pourtant funeste, car souvent menée à la hâte pour être prêt à temps.
   Mais, pour la question qui nous occupe, ces rétrospectives représentent un bon champ d’observation. Souvenons-nous de l’exposition Poussin, ou bien Watteau, ou Chardin, ou encore “Le Siècle de Titien”. Ah ! les Poussins venus de Russie, encore vêtus de leur vernis blond ! Et les Chardins encore conservés dans des collections privées, certains magnifiquement préservés ! D’autres Chardins, de Russie, magnifiques ! Beaucoup de tableaux du Louvre, bien sûr, merveilleux, car il n’est pas question de prétendre qu’au Louvre tout irait mal ; mieux, de toutes façons, que chez les anglo-saxons ; mieux, désormais, et c’est triste à dire, qu’en Italie, patrie de Brandi, pays où l’on restaure tout, pourquoi ? Pour le Jubilée, pour l’An 2000 ! Est-ce que ça a un sens, le jubilée, pour les oeuvres d’art ?
   L’exemple des grandes rétrospectives nous montre à l’évidence que chaque pays a sa façon de restaurer et que, par conséquent, si on peut restaurer de diverses manières, c’est que la restauration est aussi une question de choix. Y compris celui de ne pas restaurer.
[…]
   France Dijoud [co-directrice des services de restauration des musées de France] a, hier matin, admis qu’il fallait que le débat que nous réclamons depuis plus de dix ans ait enfin lieu.
[…]

A ce moment de sa conférence, James Bloedé projette un certain nombre de diapositives reproduisant, dans leur grande majorité, des tableaux du Louvre entièrement dévernis – bien que les catalogues, ouvrages censés être “scientifiques”, prétendent qu’ils n’ont subi qu’un allégement de vernis, voire un allégement modéré {tooltip}(1){end-texte}Liste des oeuvres projetées au cours de la conférence : Les Noces de Cana (Véronèse) – La Sainte Famille (Bronzino) – La Prédication de saint Etienne (Carpaccio) – Le Repos de Vénus et de Vulcain (L’Albane) – La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne et quatre saints (Pontormo) – Le Jugement de Salomon, Moïse sauvé des eaux, Sainte Françoise Romaine et L’Enlèvement des Sabines (Poussin) – La Charité ( Andrea del Sarto) – Les Epoux Seriziat (David) – L’Embarquement pour Cythère (Watteau) – Lièvre mort avec poire à poudre et gibecière (Chardin) – La Pietà (Rosso Fiorentino). {end-tooltip}.

Il les introduit en rappelant les raisons pour lesquelles on ne doit pas dévernir :

 

(Rappelons d’abord que la plupart des opérations de restauration peuvent se faire
sans dévernir)

– Parce que l’on risque de perdre les glacis, les frottis et vélatures.

– Parce que la matérialité du tableau se révèle au dépend de sa spiritualité.

– Parce qu’on obtient un aplatissement des volumes et de l’espace.

– Parce que l’on met en évidence des bleus, des rouges, devenus trop vifs, des blancs, devenus trop crus, toutes sortes de désaccords que le vernis blond avait le mérite de tempérer.

– Parce que le vernis blond soutient les couleurs fugaces, en partie évanouies, et celles transparentes ou usées.

– Parce que le vernis blond rend plus doux, plus clairs, des bruns ou d’autres couleurs virées au noir et opacifiées au cours du temps.

– Parce que le solvant utilisé pour dévernir fragilise la couche picturale (lixiviation).

– Parce que l’on sait que les artistes du passé connaissaient ce phénomène d’oxydation du vernis, qui commence très vite et se stabilise en une quinzaine d’années, et qu’ils en tenaient très vraisemblablement compte dans leurs tableaux.

– Parce que tous ces phénomènes d’évolution naturelle de la matière, y compris le jaunissement du vernis, sont considérés comme vieillissement normal de l’oeuvre et comme tels, sont partie intégrante et témoignent de l’authenticité de celle-ci.

 

 

   A l’aide de ces quelques exemples, j’espère avoir suffisamment montré que si la controverse porte sur un changement d’apparence des oeuvres, ce n’est pasque ce changement troublerait nos habitudes mais qu’il est, trop souvent, accompagné de désordres irréversibles, d’une perte de qualité irrémédiable. Le fait qu’un représentant de l’ARIPA ait été invité, pour la première fois, sur cette estrade, au sein même de l’institution, nous le prenons comme un signe très positif d’ouverture, un signe d’évolution. Je tiens à en remercier Monsieur Henri Loyrette ainsi que les organisateurs de ce passionnant colloque.

   Mais toute époque a l’art qu’elle mérite et, si je pousse un cri d’alarme, c’est sans beaucoup d’espoir.

   Comment penser que des oeuvres puissent être conservées, si tout ce qui va avec n’existe plus ? Comment penser que des oeuvres puissent être correctement restaurées quand l’humanisme et le sens du sacré dont elles témoignaient ont perdu toute signification? Quand on assiste à la réification des oeuvres et de l’homme lui-même pour des motifs strictement économiques ou d’ordre mondial. Quand on substitue à la transcendance qu’implique et produit l’oeuvre d’art, la lisibilité triviale de l’image.

   En donnant un tour systématique aux restaurations, serait-ce la société elle-même qui tenterait de se restaurer, de restaurer ses anciennes valeurs ? Et n’aboutirait-elle pas à ce qui ne serait qu’un apparent paradoxe : à ce que, faute de comprendre l’essence des oeuvres du passé, elle en viendrait à réduire leur signification devenue insaisissable, voire la détruire, pour les rendre supportables au regard des contemporains.

 

James Bloedé

 

 

Liste des oeuvres projetées au cours de la conférence :

Les Noces de Cana (Véronèse) – La Sainte Famille (Bronzino) – La Prédication de saint Etienne (Carpaccio) – Le Repos de Vénus et de Vulcain (L’Albane) – La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne et quatre saints (Pontormo) – Le Jugement de Salomon, Moïse sauvé des eaux, Sainte Françoise Romaine et L’Enlèvement des Sabines (Poussin) – La Charité (Andrea del Sarto) – Les Epoux Seriziat (David) – L’Embarquement pour Cythère (Watteau) – Lièvre mort avec poire à poudre et gibecière (Chardin) – La Pietà (Rosso Fiorentino).

 

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