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Nuances 31 (2003/1) – pp. 3-6

Un débat au Louvre (12/2002)
Présentation et commentaires

par Michel FAVRE-FÉLIX

 


Pour la première fois un débat contradictoire sur les nécessités et les choix de restauration avait lieu, à l’auditorium du Louvre en décembre 2002. La participation de James Beck et de James Bloedé, ainsi que la diversité des autres interventions, donnait la mesure de l’évolution amorcée à cette date.

 


   Il n’y a pas de doute, les rencontres des 6 et 7 décembre 2002 se proposaient bien de réfléchir sur la restauration actuelle, et, cette fois, autant sur les critiques qu’elle peut susciter que sur ses justifications.

   Dès l’ouverture, Daniel Arasse, historien, spécialiste de la peinture de la Renaissance italienne, co-directeur de ce colloque avec Jean-René Gaborit, conservateur en chef du département des sculptures, a expliqué son intitulé : « Pourquoi restaurer les œuvres d’art ? »

   « Si l’on a choisi la restauration, c’est évidemment parce que le thème, et sa pratique, sont l’objet de débats, actuellement particulièrement vifs. [. . . ] Il nous a paru bon de consacrer deux jours à ces débats, avec, à la fois, les explications, les clarifications des restaurateurs et des conservateurs sur la politique de restauration, et également en donnant la parole aux “adversaires” – je mets ce terme entre guillemets – de la restauration » ; puis d’ajouter : « Si cela nous a paru bon, c’est que le débat sur la restauration est tout à fait légitime. »

   La participation officielle de James Beck devait en témoigner, marquant un changement important, puisqu’il y a trois ans de cela, Jean-René Gaborit s’était opposé à la venue de l’historien américain, alors que celui-ci était pressenti pour une conférence dans cet auditorium. La présence de James Bloedé, à l’invitation d’Henry Loyrette, successeur de Pierre Rosenberg à la direction du Louvre, n’est pas moins significative.
Enfin cette ouverture de l’institution sur l’extérieur est tout à l’honneur des responsables du cycle “Musée-musées” de l’Auditorium qui ont accueilli et mis en œuvre l’ensemble des conférences et des échanges avec le public..

   Rendre compte de l’ensemble de ces journées (soit près de douze heures) n’est pas notre ambition. Certains ont regretté que la succession des exposés, alternant avec les discussions des tables rondes animées par Jean Daive, de France Culture, n’ait pas pris l’allure d’un “véritable” débat. Reconnaissons plutôt que l’exercice était difficile et que ce déroulement, sans doute trop parallèle, des discours, devait être une étape indispensable.
Puisque nous présentons intégralement, dans ce numéro, les contributions de René Henri Marijnissen, de James Beck et, partiellement, celle de James Bloedé, il nous a paru intéressant de parcourir transversalement ces journées et d’entretenir les idées les plus neuves.

Jean-Pierre Cuzin (conservateur général)  -  Une politique du Louvre ?

   En l’absence – pour le moins, surprenante – de Jean-Pierre Mohen, directeur du Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France, il est revenu à Jean-Pierre Cuzin le soin de présenter les orientations générales de la restauration sinon dans les musées français, du moins au Louvre et dans le département des peintures dont il est le conservateur en chef. De son propos, assez libre et informel, ressortent plusieurs points. Des points tellement proches de nos positions que l’on pouvait se demander parfois pourquoi une étroite collaboration n’était pas déjà engagée entre nous.

   Partant d’une définition de la restauration terriblement prudente – « Il s’agit de trouver un autre équilibre, qui ne sera jamais l’équilibre d’origine, le but étant toujours de respecter l’artiste, la création, et de ne pas prétendre nier le temps qui passe. » –
il s’est avancé plus loin en fixant plusieurs principes : « Ne jamais supprimer une restauration ancienne par principe, dans le cas où elle peut s’intégrer – mais cela les restaurateurs le savent bien. Respecter la création, ce peut être aussi respecter les restaurateurs précédents, à un ou deux siècles de distance, et admirer leur travail. »

   Si elle devait être appliquée, une telle orientation – presque ruskinienne – marquerait la fin de cette règle, quasi automatique durant les années 80 et 90, de purification de la couche picturale. Les retouches bien intégrées se rencontrent dans les sculptures – parfois dans les peintures, mais l’huile pose un autre problème : de par la nature de l’huile qui fréquemment les compose,les retouches anciennes s’assombrissent et,
assez souvent, ne sont justement plus intégrées. Il serait important d’adopter dans ce cas une attitude inverse, quoique aussi respectueuse. Elle consisterait à se restreindre au seul enlèvement ponctuel des retouches assombries. Ainsi, tout le reste de la surface picturale serait-il préservé et nous réduirions de beaucoup le nombre des dévernissages qu’on impose encore aux tableaux tout entiers, au seul motif du vieillissement de quelques retouches.

   « Un autre principe : ne pas restaurer systématiquement des pans entiers de la collection d’un musée. Ne pas être systématique, comme on l’a vu dans le cas –
disons-le – de certains grands musées de province français, dont l’ensemble des collections a été restauré pour une date X.
»
Les conservateurs de ces musées de province pensaient jusqu’ici faire un excellent travail. Il se peut qu’un tel avis les engage à réfléchir et que,n’ayant pas d’intérêt à se voir désapprouvés, ils deviennent moins interventionnistes.

   A d’autres reprises, Jean-Pierre Cuzin a rompu ce tabou qui empêchait un conservateur de mettre en cause quelque restauration que ce fût.
Estimant que depuis plusieurs années il y avait une tendance générale à trop nettoyer les tableaux, particulièrement sur le marché de l’art, il pouvait aussi critiquer les institutions étrangères, nommément : la National Gallery de Londres, le Kunsthistorishe de Vienne, et « quelquefois maintenant au Prado ».

   Une dernière réflexion du conservateur a retenu notre attention, d’autant plus que nous nous apprêtions à publier le texte d’Alain Besançon sur le sujet, celui du goût.

« Les appréciations, les décisions, sont affaires de goût. De goût, mais j’emploie le terme dans son sens fort et positif. C’est une affaire d’oeil et seule la connaissance intime de l’œuvre d’un artiste peut guider. [. . . ] C’est très dangereux de dire cela, parce que c’est une appréciation qui paraît très subtile. [. . . ] Le tableau doit rester un organisme cohérent, équilibré. Il ne doit plus être ce que sont quelquefois les tableaux restaurés. »

   Très dangereuse en effet, pour la raison qu’elle n’est aujourd’hui plus comprise, cette notion de goût a joué pourtant un rôle essentiel par le passé. On pourrait la définir comme capacité de discernement esthétique. A l’inverse d’un goût personnel, qui est un ensemble de préférences, ou d’un goût d’époque, qui est un répertoire de conventions esthétiques, plus ou moins formalisées (le “bon goût” n’en étant qu’une variété), le goût, au sens fort,est essentiellement une aptitude, une capacité de jugement,de distinction des beautés et des défauts d’une œuvre. Delacroix disait que le goût est ce « qui fait deviner le beau où il est ».

Gérard Wajcmann (Université Paris VIII) -  Un désir d’éternité ?

   L’intervention du psychanalyste Gérard Wajcman reste probablement la plus inattendue dans ce colloque. Y voir une position anti-restauration serait mal comprendre. L’auteur, responsable du séminaire de psychanalyse et esthétique à l’université Paris VIII, s’interroge sur le sens que la restauration tend à prendre dans notre société (et, plus exactement, la conservation-restauration. Même s’il n’emploie pas ce terme, c’est à cette nouvelle qualification que s’applique son analyse, ce qui lui donne d’ailleurs une extrême pertinence).

   En premier lieu, Gérard Wajcman constate qu’en se vouant à prolonger l’existence de l’œuvre, par principe le plus longtemps possible, la restauration est « hantée par un désir d’éternisation ». Or la restauration dans son sens moderne, remarque-t-il, s’est constituée de la rencontre de l’Art et de la Science – « C’est dans la science que la restauration puise ce pouvoir d’éterniser » – et reçoit en écho un fantasme de la science elle-même, qui est de pouvoir réussir effectivement à éterniser les choses grâce aux moyens de la technique. Wajcman observe un effet de substitution qui travaille non seulement la restauration, mais à travers elle, je crois, un pan entier de notre rapport au patrimoine.

   « Il me semble qu’il y a une logique dans la restauration qui tend à substituer l’Eternité à l’Universel. Ou à vouloir accomplir l’essence universelle de l’art dans l’éternisation de l’objet. Or si l’universalité est une question d’art, l’éternisation est à la fois un fantasme des sujets, de la science et aussi, je crois, une idée religieuse. »

   Gérard Wajcman explore un domaine encore plus obscur lorsqu’il s’interroge sur notre impossibilité à admettre la mort naturelle des œuvres d’art, à les laisser mourir, notre désir, historiquement récent, de tout conserver. Si la perte de la tradition artistique est sans doute l’une des origines de cette panique, le psychanalyste, lui, s’intéresse à ses conséquences. Comme à cette cage de verre, offerte par American Express, pour protéger L’Agneau Mystique des Van Eyck, et supposée résister à une déflagration nucléaire : « Ainsi, il n’y aura plus d’église Saint-Bavon, plus de Belgique, plus d’Amérique et plus d’American Express, qu’il y aura encore L’Agneau Mystique des Van Eyck. »

   Ce comble de la conservation sans spectateur (autre que Dieu ?) est l’autre forme de l’éternisation, plus quotidienne, que propose la restauration. En dernier lieu, Wajcman remarque encore que notre société rend un culte à l’objet d’art éternisé dans le même temps où elle multiplie les objets jetables. « Je dirais qu’on restaure et qu’on conserve d’autant plus dans les musées qu’on jette de plus en plus dans nos poubelles domestiques. »

   « Le visiteur met des lentilles de vue qu’il jettera le soir même, pour aller voir au musée des œuvres d’art éternelles. » Dans cette jolie observation, il y a plus que la description d’un symptôme moderne. Elle nous fait comprendre que ces œuvres d’art ne viennent pas seulement d’un autre temps, mais d’un autre monde, d’un autre rapport au monde.

Daniel Arasse (historien de l’art)  -  Quel sens donner au débat ?

   La légitimité d’un débat était évidente – nous l’avons dit – pour Daniel Arasse.
Il en donnait même les principales raisons : les controverses devraient protéger de tout dogmatisme, et les œuvres des musées sont un bien commun – ce qui implique que le public « a le droit– je dirais même – a le devoir de regard, de critique, et surtout le devoir de demander des comptes aux gens qui opèrent ce travail sur les œuvres. »
Dans la seconde journée, Jean-Pierre Cuzin l’a réaffirmé sous une autre forme :
« Je crois que toutes les critiques sont utiles. Y compris celle des peintres, et peut-être surtout celles des peintres. »

   Cependant, très vite, les deux historiens exprimaient, paradoxalement, la plus grande difficulté à comprendre quelles pouvaient bien être les raisons des critiques.

   « J’aimerais essayer de mieux comprendre, en particulier, la position des adversaires de la restauration. A part les arguments de l’oeil, de la qualité, de la sensibilité, qui sont des arguments d’autorité que je ne peux pas, bien sûr, accepter, et à part aussi le fait que toute restauration mauvaise est une mauvaise restauration et n’est pas une restauration du tout – à part cela, tout ce que j’ai pu entendre ce matin montre qu’il y a vraiment un respect de l’œuvre, une déontologie qui s’est établie. J’aimerais comprendre pourquoi il y a toujours une hostilité, parfois sauvage, à l’égard de la restauration. »

   Autrement dit, si le principe d’une controverse est jugé sain – s’il est un droit, et même un devoir –, l’objet d’une controverse demeure, quant à lui, inexplicable, sans justification. Du moins sans justification autre que passionnelle et subjective. Je crois que cette difficulté à comprendre n’est sûrement pas feinte, et que le souhait de comprendre est certainement sincère. C’est pourquoi je voudrais ouvrir ici une parenthèse pour essayer d’éclaircir ce sujet.

   Daniel Arasse a fourni, en fait, des éléments qui permettent de cerner le malentendu.    Les voici en trois points.

  Si l’on part du principe que l’on a en face de soi des « adversaires » de la restauration – et mettre le terme entre guillemets par courtoisie ne change pas grand chose – on ne pourra jamais concevoir le sens de ce qu’ils disent. On admettra juste qu’il existe une position “anti-restauration”, aussi curieuse et stérile qu’un parti pris “anti-médecine”.

   Or, ce n’est pas d’adversaires de la restauration qu’il s’agit mais de critiques de restaurations. Cette distinction est essentielle. Elle a tout son sens dans le travail universitaire que connaît bien l’historien. Elle est fondamentale dans la démocratie elle-même.

   Ce premier point en éclaire un second. Lorsque Daniel Arasse met “à part les mauvaises restaurations”, il supprime, de sa propre initiative, toute raison aux critiques. Il ne peut pas ensuite s’étonner de ne plus en trouver. Déclarer que toute mauvaise restauration n’est, en réalité, pas une restauration du tout –c’est-à-dire qu’elle est un rafistolage ou un maquillage mais pas une restauration – est un sophisme. Il suppose bien sûr un premier axiome sous-entendu : 1) Toute restauration est bonne ; 2) celle-ci est mauvaise ; 3) donc ce n’est pas une restauration.

   Mais, si c’est un sophisme, néanmoins, c’est une bonne réflexion. En effet,
la restauration tient sa définition– à un moment donné – des limites qu’elle se fixe.
Une parfaite restauration “de style”, réalisée par Viollet-le-Duc ou par ses élèves, sera aujourd’hui considérée comme une reconstitution hypothétique,une reconstruction fantaisiste, mais justement pas comme une restauration. La retouche d’un professionnel du XIXe siècle, sera nommée “surpeint” et non restauration.

   Ici, l’historien devrait se souvenir du rôle des critiques. C’est à Ruskin que l’on doit une critique du travail de Viollet-le-Duc, qui a permis, bien plus tard, dans la Charte de Venise, de retrancher la reconstitution hypothétique du domaine de la restauration. De la critique de Ruskin, nous vient aussi la notion d’authenticité, mise en valeur dans la récente Charte de Cracovie. C’est encore la critique des nettoyages anglais par Brandi qui sous-tend sa définition de la restauration dans la Teoria del Restauro.

Le jugement de l’œil, accordé aux restaurateurs mais refusé aux critiques ?

   Cette position exige à l’inverse que les critiques soient argumentées. Nous rejoignons le troisième point. Les arguments de l’oeil (lequel jugerait d’une restauration), ceux de la qualité ou de la sensibilité, sont récusés par Daniel Arasse, parce que ce sont des arguments d’autorité. Dans le cadre d’un débat, je peux le comprendre. Force est de reconnaître que l’autoritas n’est plus le fondement de la politique, ni de l’éducation – ainsi que l’a parfaitement analysé Hannah Arendt – ni, en grande partie, de notre rapport à la culture.

   L’historien ajoute encore foi au témoignage de Pline l’Ancien sur un tableau d’Aristide, au jugement de Goya sans doute, de Delacroix peut-être, mais il ne reconnaît plus l’autorité du peintre vivant. Mais nous savons que pour progresser sans le recours de l’autorité ancienne, nous devons précisément nous astreindre à exercer notre esprit critique. Nous n’avons que cette alternative. Et au moins aurons-nous soin de ne pas substituer à l’autorité du peintre, en quoi nous ne croyons plus, une confiance sans critique dans le laboratoire ou le musée. A bien des égards, ceux-ci sont les nouveaux modèles d’autorités, dont il est devenu aussi inconvenant de discuter les affirmations que pour un scolastique de mettre en doute Thomas d’Aquin.

   Un autre malentendu s’ajoute au précédent. Je conçois très bien que le simple jugement de l’oeil, ou que la qualité picturale et sensible d’une œuvre comparée avant-après une restauration, ne soient pas acceptés au titre d’arguments prépondérants. Mais cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas place dans un débat. En effet, le restaurateur, quant à lui, est bien chargé, en examinant un état avant, de reconnaître les qualités picturales qu’il devra respecter. Il doit aussi discerner des qualités de l’œuvre qu’il pourrait en outre récupérer, grâce à son intervention, dans un état après dont il doit se faire une idée.

   C’est bien l’oeil du restaurateur, et nul autre instrument, qui guide sa main, puis l’arrête avant qu’un dévernissage ne soit trop poussé. C’est enfin avec une “mesure de sensibilité” qu’il lui faut doser ses retouches. Jean-Pierre Cuzin ne disait pas autre chose dans sa conférence en définissant les vertus du bon restaurateur: « Qualité de l’oeil, de la sensibilité, et connaissance intime des artistes [qu’il traite] ».

   Pourquoi, alors, la sensibilité, l’acuité de l’oeil, le discernement des qualités picturales, qui sont autant d’outils effectifs dans le travail du restaurateur, ne seraient-ils, subitement, plus des outils acceptables dans le travail du critique ? Comment peut-on récuser pour l’un, les moyens de jugement que l’on vient d’exiger, pour l’autre?

   Ecarter toute évaluation esthétique n’est qu’une autre forme de l’empirisme en restauration. Dans ces conditions, il ne serait plus possible de comprendre Brandi lorsqu’il impose au restaurateur de ne pas mettre en avant la « jactance de la matière » au détriment de l’image, notion fondamentale dans sa Teoria, qui réclame pourtant un jugement de l’oeil.

   Cette question – en réalité assez complexe – ne peut pas être éludée dans le cours d’un débat. Il m’est arrivé plusieurs fois de visiter des musées et des expositions en compagnie de restaurateurs. Et j’ai dû reconnaître que leur oeil faisait d’eux des critiques beaucoup plus sévères que moi. Face à des œuvres récemment restaurées,
ils savaient parfaitement discerner quel traitement elles avaient subi et quelles dégradations en étaient résultées.

   Terminons sur une intervention de Daniel Arasse qui a dénoncé l’usage du terme “lisibilité” – si souvent employé pour justifier les restaurations – comme impropre à circonscrire le genre de regard exigé par les œuvres d’art et, par conséquent, infondé en tant que critère de restauration. Monsieur Cuzin en a convenu immédiatement mais non pas les conférenciers italiens présents à cette tribune.

 

Michel Favre-Félix

 

 

 

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