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Nuances n° 42-43 (2011) pp. 8-13

Restauro timido

    

    

Restauro Timido - Nardini Ed.

   A la fin de l’année 2009, au milieu de la profusion d’ouvrages consacrés à la conservation du patrimoine que seule l’édition italienne est capable de proposer, paraissait – ou pour mieux dire – apparaissait un petit livre blanc, avec, dessus, un petit lapin blanc.
Son titre ne pouvait que nous intriguer :
Restauration timide.

Tout comme son ton, dès le préambule :

« En étudiant les édifices et les lieux dégradés et malades, on arrive à les aimer, et en les aimant on parvient à les comprendre. Ainsi, l’étude, l’affection et la compréhension ne font qu’un. Sans doute, voir clairement le monde veut dire ne pas agir ou agir timidement. »

 

   Les textes, les exemples de restaurations, les événements réunis dans ce petit livre nous racontent l’aventure d’une association (Shy Architecture Association - SAA) créée neuf ans plus tôt à Milan par l’architecte restaurateur Marco Ermentini, le peintre Aldo Spoldi et le philosophe Andrea Bortolone. Nous avons eu envie de vous faire partager cette découverte, en interrogeant Marco Ermentini et en traduisant le manifeste de son mouvement (voir ci-dessous).

   La première phrase de ce manifeste rouge annonce que nous vivons la fin des théories de la restauration. Ce n’est pas un mot d’ordre ; c’est un constat réaliste.
Nous avons sans cesse montré qu’il existe un gouffre entre les grands principes et la réalité. La Charte de Venise, cette magnifique inspiration, est même désormais retournée comme un gant. La France en a donné plusieurs féroces démonstrations ces dernières années. Une muraille de béton brut a pu être collée sur une forteresse médiévale, au motif que les ajouts de restauration devraient "porter la marque de notre temps". A l’opposé, une Grille Royale de quatre-vingts mètres a été forgée ex nihilo et dorée à neuf, pour Versailles, au prétexte qu’elle est inspirée de "documents authentiques", à savoir plusieurs gravures dont les indications se contredisent.
Certes la muraille de béton ne falsifie pas l’édifice, elle le dénature. Certes la grille nouvelle ne dénature pas la cour de Versailles, elle en falsifie l’ensemble.

   Tout à l’inverse, les réalisations de la restauration timide constituent finalement les plus beaux exemples de l’esprit de cette Charte de Venise, par leur respect des apports d’époques successives, par la priorité donnée à la sauvegarde et à l’entretien, par le tact avec lequel sont adjoints les quelques éléments qui s’avèrent indispensables à l’utilisation actuelle du bâtiment, car il doit être utilisé pour rester vivant.

 

Sanctuaire de la Misericordia di Castelleone (Cremone)

Si les théories sont aisément détournées ou conduisent aux plus absurdes décisions, c’est qu’elles dépendent en dernier lieu de celui qui prétend les appliquer, de son comportement envers l’œuvre, l’architecture, le site. C’est un changement de comportement personnel que veut inspirer la restauration timide.

   Mais pourquoi ne faire pas plutôt l’éloge de la prudence, comme tout le monde ?
Bien sûr parce que des générations de restaurateurs en ont déjà fait leur devise, sans en faire usage. A la place de la prudence abstraite des discours, il s’agit d’appliquer une sagesse pratique, apprise au contact du réel, de la matière.

   La timidité n’est pas une vertu agréée. La société valorise au contraire la détermination, l’entreprise audacieuse, le projet d’envergure, la confiance en soi. C’est une vertu intime, à cultiver en retrouvant d’abord le sens de l’admiration. Andrea Bortolone rappelle que l’adjectif “timide” dérive du grec timè qui signifie l’honneur rendu, l’estime, la vénération, autrement dit cette réaction de respect et d’admiration que devrait provoquer une réalité impressionnante, supérieure à nous-mêmes : l’œuvre d’art, son aura, sa présence irremplaçable et, tout autant, son incroyable odyssée à travers les siècles qui l’a portée jusqu’à nous.

   Qu’un édifice soit édifiant, qu’une œuvre d’art soit intimidante : voilà ce contre quoi le restaurateur moderne a pris l’habitude de lutter pour pouvoir plus efficacement les mettre sur la table d’opération.

   Avec la timidité, la SAA propose un antidote à la fébrilité de professionnels affairés et sûrs d’eux-mêmes. Et pour se faire bien comprendre, elle s’amuse à distribuer des cachets de “timidine” aux restaurateurs, s’ils sont sujets à des crises de grattages des monuments, ou saisis d’une lubie de retour à l’état d’origine.
Utilisant l’humour comme remède, la SAA se garde d’édicter un code déontologique supplémentaire – nous avons montré combien ceux-ci sont inefficaces – mais propose juste ce qui manque à tous ces codes, d’où leur inefficacité réelle : une sanction, sous forme d’un “permis de restaurer”, doté de 20 points que l’on perd par paquets à chaque infraction, selon sa gravité (Restaurer avec un téléphone portable à l’oreille : moins 2 points; Intervenir à contresens de l’histoire pour retrouver la splendeur d’origine : moins 20 points, etc.).

 


 

   Face aux doctrines qui autorisent le sacrifice de telles valeurs au nom de chimériques découvertes, qui prétendent corriger les outrages du temps et des hommes, qui tranchent entre l’esthétique et l’histoire, la restauration timide propose de suspendre nos jugements et de faire le choix de la permanence, de la durée.
Elle s’appuie sur l’authenticité des matériaux et des pratiques, remettant en œuvre des savoir-faire anciens qui garantissent une continuité. Elle cultive la discrétion pour que l’utilisation présente du bâtiment vienne confluer avec le courant continu de son existence.

   Plutôt que de disséquer, de refaçonner puis de momifier le monument, elle veut le protéger vivant, y compris l’herbe qui a le mérite de vivre entre les pavés.

   Pour retrouver cette association, ses réalisations et ses actions : http://www.shyarch.it/

 

 

révision des toitures historiques



 

 

Le Manifeste Rouge de l’Architecture Timide

 

   « Aujourd’hui, la seule théorie de la restauration qui se puisse soutenir est la fin des théories de la restauration. En presque deux siècles, on en aura vu de belles.
La situation actuelle est dominée par la volonté de pouvoir ambitieux, et par la technique, qui de moyen est devenue une fin et fait tourner le monde.
   Aujourd’hui, la vertu consiste à faire quelque chose en moins de temps qu’un autre. Dans le domaine de la restauration, on s’est adapté à la folie du monde.

   Voici venu le temps de s’accorder une pause, de faire une sieste.
Voici venu le temps du détachement, de l’abandon ; nous avons besoin de récréation. Nous devons nous éloigner des choses pour mieux les voir, comme il faut sortir de la ville pour voir combien ses tours sont hautes.

   La restauration timide, et plus généralement l’architecture timide, a pour inspiration le caractère timide. Les courageux changent la réalité, la modifient et l’altèrent, mais les timides sont les protecteurs de la vie. Ce sont les vrais "conservateurs".
Les timides sont attentifs et sensibles ; parfois leurs précautions sont excessives, mais rarement ils se trompent en percevant le danger. Ils sont nos sentinelles ; si nous les écoutons, leur peur pourra nous protéger tous. Le timide est le seul à nous faire comprendre nos limites, à nous signaler nos limites humaines («Connais-toi toi-même») ; ainsi, la timidité est-elle aussi notre sagesse.

   La restauration timide est l’art de savoir écouter, qui s’apprend bien sûr avec difficulté, et qui vaut également pour notre comportement envers autrui. Le timide apprend à écouter les autres, s’abstient d’anticiper leur pensée (en croyant l’avoir déjà entendue) et se dispose à leur prêter attention. L’esprit timide parcourt les pages d’un livre en s’attardant aussi sur les lignes blanches et sur les espaces entre les lignes, sans se hâter de voir comment se finira l’histoire. Lorsqu’il lui semble n’avoir pas bien compris, il revient sur ses pas.

   Le timide utilise la vertu aristotélicienne de phronèsis, c’est-à-dire du savoir pratique qui nous est nécessaire pour agir et prendre des décisions dans les diverses circonstances de la vie. La véritable richesse de l’architecte ou du restaurateur timide lui vient de savoir intervenir avec peu de chose – ce peu n’étant jamais pénurie.
À l’inverse, la folie de la restauration traditionnelle et de l’architecture contemporaine est basée sur la technique miraculeuse, le gaspillage des ressources, la consommation effrénée, l’opulence, la volonté de puissance qui n’est qu’un fantasme.
   La grande richesse de la restauration timide est l’absence, le renoncement à intervenir, selon le principe quieta non movere, l’inutilité de l’intervention si elle n’est pas strictement nécessaire. Sa qualité consiste à se cacher, à s’arrêter au moment opportun, à ne pas rendre son intervention spectaculaire, à être conscient de ne pas tout savoir, à être prudent, en un mot, timide.

   Sisyphe existe. Il existe sur cette terre ; nous l’avons sous les yeux. C’est la roue qui tourne des affaires, des coûts gonflés, des restaurations exemplaires, des restitutions de la splendeur primitive, des choix arbitraires basés sur des critères historiques ou esthétiques, des grands sponsors, des interventions définitives et massives, des sauvages mises aux normes, des enduits décortiqués. Nous sommes face à une véritable boulimie de restauration.

   La restauration traditionnelle est personnifiée par Sisyphe, tandis que le lapin incarne la restauration timide. Le lapin est celui qui creuse. Le lapin est l’animal qui fait son terrier et y demeure. Le lapin comme le timide, grignote, ronge. Circonspect à l’égard de tout danger, sa proverbiale timidité creuse, mord, ronge le monde. À la volonté de puissance du monde de la technique, la philosophie propre au timide répond par l’économie et la parcimonie.

   La restauration timide, ou mieux la conservation timide, s’occupe de tous les aspects que la restauration et, de manière plus générale, l’architecture traditionnelle négligent habituellement.

   La restauration timide, face à la technique, se comporte avec douceur. La restauration timide, face à l’économie, pratique une nouvelle forme de grève : non pas la grève de la production mais de la consommation. “Omnia mea mecum porto

   A table, le timide goûte les nourritures et puis les laisse. »


 


 

 

 

Entretien avec Marco Ermentini

 

 

Nuances : Votre livre est paru chez Nardini, éditeur indépendant dont le catalogue comprend d’innombrables titres qui couvrent tous les aspects de la restauration architecturale et artistique, et qui possède également la revue Kermes. Le débat sur la restauration est beaucoup plus vivant en Italie qu’en France, bien mieux diffusé.

 

Marco Ermentini : D’autres maisons en Italie publient des ouvrages similaires sans être pourtant spécialisées dans la restauration. Kermes est la plus ancienne des revues de restauration (bientôt 80 numéros, trismestrielle) et la plus prestigieuse. J’y tiens une rubrique qui s’intitule “Pilules de restauration timide”. Mais les débats se retrouvent également dans les journaux, les livres et les colloques. La revue Recupero & Conservazione chez De Lettera, plus récente, se consacre à la restauration architecturale : dans celle-ci j’ai une rubrique bimensuelle “Restauration Timide”.

 

N. :Comment la “timidité” a-t-elle été reçue dans la profession en Italie ?

 

M.E : Dans un premier temps, nos provocations, comme les cachets de “Timidine” ou le “Permis à points” ont seulement fait rire. Puis, nous avons remarqué que la restauration timide intéressait beaucoup la crème de la profession : des restaurateurs très célèbres, les principaux théoriciens de la discipline, certains historiens de l’art, des surintendants, des écrivains et des artistes, des directeurs de musées importants. Peu à peu, le message s’est diffusé et il est aujourd’hui assez connu, du moins de nom.

 

 

Campanile du Duomo de Crema

N. : En 1995, le Prix Assise de la meilleure restauration en Italie, décerné par l’ASSIRCCO, a récompensé votre restauration timide du campanile du Duomo de Crema. Ce chantier a été en quelque sorte le baptème du mouvement. Mais j’imagine qu’il était né bien avant...

 

M.E : On peut remonter au début des années quatre-vingt à Milan. Ce qu’on appelle l’école milanaise enseignait une restauration plus conservatrice et elle a posé les premiers jalons. Elle s’opposait à l’école romaine qui prônait des interventions plus décisives. A cette époque, des professeurs de restauration comme Amedeo Bellini et Marco Dezzi Bardeschi cherchaient à construire une théorie de la conservation qui puisse s’appliquer à tout le territoire. Pour la restauration du campanile du Duomo de Crema, nous avons appliqué des critères timides pour ne pas violenter le monument.Par exemple les architraves en pierre du couronnement octogonal, très dégradées, n’ont pas été remplacées mais plutôt consolidées et conservées, en utilisant les méthodes de diagnostic les plus récentes. C’était une intervention inhabituelle pour l’époque et elle ne fut pas facilement digérée. Ce Prix Assise, qui est le plus important en Italie, a vraiment récompensé la nouvelle philosophie de cette intervention. Ensuite, d'autres travaux ont été réalisés et, aujourd'hui, il n'est pas rare de voir des restaurations conservatrices qui n'effacent pas les traces du temps sur les monuments.

 

 


 

N. : Vous vivez à Crema, où vous êtes né, où votre père était déjà architecte…

 

M.E : Oui, avec Crema c’est un rapport particulier. Mon père (1919-2003) était une figure, un personnage vraiment curieux. Architecte et historien de l’art, archéologue et directeur de musée, collectionneur d’art et artisan, philatéliste… Il avait été élève du grand architecte italien, Gio Ponti, et il a toujours suivi une approche humaniste de cette profession. Il a réalisé de nombreuses restaurations : c’est une maladie qu’il a transmise à ma sœur et à moi.
Sa ligne de conduite a toujours été l’implication émotionnelle dans le travail qu’il faisait, la redécouverte des techniques les plus humbles et les plus pauvres et, à ce titre, les plus rares et précieuses. Ma mère était historienne de l’art et a toujours aidé pour les recherches d’archives. En outre, mon beau-frère dirige la plus grande entreprise de restauration d'orgues anciennes en Italie (Tamburini). Je me suis juste efforcé de prendre le relais, en essayant d'approfondir la théorie qui sous-tend cette pratique. Certainement, les restaurations qui se font depuis soixante ans dans ce territoire limité ont fourni des exemples qui sont ensuite imités : la maladie se propage.

 

N. : Est-ce qu’une restauration timide implique un échange particulier avec la communauté des gens qui vivent quotidiennement avec l’édifice, le monument, le jardin, etc. ?

 

M.E : Le rapport avec le commanditaire est fondamental. Nous cherchons à développer une attitude, à l’égard du bâtiment, d’écoute et de soin. C’est un fait, l’architecture ne peut pas se réaliser sans commanditaire.
Le rapport s’établit ainsi comme une aventure à vivre en commun, une sorte de jeu amoureux, d’implication émotionnelle. Ce qui importe ensuite, c’est la participation aux aspects concrets et aux rapports entre les personnes. Le processus vaut plus que le résultat. Que l’existence de chacun soit enrichie, voilà le plus important. L’avant, le pendant et l’après, l’énergie qui s’active, l’enthousiasme et la fatigue du labeur sur la matière. Voir l’idée qui prend forme et regarder ce qui advient. C’est beau de voir l’effet d’une restauration timide : dans un premier temps, elle est visitée par curiosité, puis la communauté se l’approprie et très souvent, elle en devient fière.

 

N. : Depuis la fin du 18 ème siècle, les réflexions théoriques et éthiques sur la restauration ont d’abord porté sur l’architecture, et c’est encore le cas avec votre mouvement. Peut-il se traduire dans le domaine de la peinture?

 

M.E : Il est certain que la théorie de la restauration a toujours commencé par s’occuper de l’architecture. Je pense pourtant que la restauration timide, et plus généralement le mouvement de pensée timide, peuvent s’appliquer à la restauration des peintures.
Il existe des différences entre les domaines. Parce qu’une peinture a été réalisée directement par l’artiste lui-même, on reconnaît qu’elle n’est pas reproductible.
On estime par contre que la création en architecture se situe dans le principe de construction et dans l’ordonnance de l’espace et donc, à de rares exceptions près, on pense que le “fait matériel”, lui, serait reproductible.
   En outre, les architectures ont une valeur d’usage concret : elles ne sont pas faites pour être contemplées, mais pour être utilisées. Au cours du temps, de multiples théories se sont succédées, mais la réflexion la plus actuelle a dépassé l’opposition entre objets d’art et objets de l’expérience commune. Nous sommes désormais conscients que les valeurs esthétiques et historiques sont des valeurs relatives : c’est un fait acquis. Il en découle que tout est digne d’attention, mais bien sûr, il est impossible de tout conserver. Alors, dans ce contexte, ce qui apparaît comme la véritable valeur c’est l’authenticité des éléments matériels.
   Et à cet égard, les réponses de la restauration traditionnelle n’ont plus de sens. Pour reprendre les termes d’Amedeo Bellini, il s’agit pour nous d’aménager les transformations, d’une manière éclairée, en recherchant le plus possible la permanence.
   Le respect de l’œuvre réclame sa connaissance approfondie, sa conservation et éventuellement une nouvelle stratification. Dans ce cas, la restauration timide propose d’utiliser la méthode dialectique, non plus pour résoudre les contradictions de valeurs – valeur historique contre valeur esthétique – mais pour intégrer les ajouts nécessaires. Procéder par ajouts, c’est mettre à côté d’un élément antérieur, un autre qui ouvre un nouvel horizon, en entrant en relation avec le précédent, en faisant système avec lui, sans le supprimer. Il est donc nécessaire de promouvoir l’entretien plutôt que la restauration.
   Je me suis lancé dans un long discours et j’espère que je me suis bien expliqué.
   L’implication de la restauration timide dans la conservation des œuvres peintes reste entièrement à explorer. Lors d’une rencontre de notre association à Florence en octobre dernier, un débat a eu lieu avec un restaurateur de premier plan, Guido Botticelli : il en est sorti un résultat de grand intérêt.

 

N. :Est-ce que vous pourriez nous dire ses idées pour une restauration timide des peintures ?

 

M.E : Je lui ai demandé de mettre par écrit son point de vue, mais pour l’instant il est très occupé. Peut-être pourrons-nous y revenir dans un prochain article ?

 

Castello di Fagnano Olona

N. : Pour les façades de l’Istituto musicale Donizetti à Bergame, en 2001-2003, l’équipe dirigée par Amadeo Bellini a établi une cartographie des différents enduits colorés superposés depuis le 15 ème siècle, qui réapparaissent plus ou moins suivant les zones. D’habitude, on décide de reconstituer un état “15 ème siècle” par exemple, quasi neuf et homogène. Au contraire, vous essayez de sauvegarder les différents enduits, comme au château Fagnano Olona, assainis et consolidés si besoin. Sauf dans certains cas... Quels sont les critères de décision ?

 

M.E : L’institut Donizzetti de Bergame est d’un grand intérêt. La conservation des surfaces est devenue essentielle, indispensable, pour les enseignants et pour les élèves de cette école, qui ont une fascination pour les traces que le temps y a laissées. Après un moment de surprise, ces utilisateurs du lieu sont devenus les champions de la restauration timide ! Dans d’autres chantiers où les enduits ont dû être refaits, il s’agissait d’enduits récents en mortier de ciment, très dégradés et incompatibles avec la maçonnerie en-dessous. Dans ces cas, justement pour la conservation, pour réduire les causes de dégradation, il est nécessaire d’enlever le mortier et de refaire un enduit à base de chaux hydraulique, puis des badigeons de chaux suivant les techniques traditionnelles.

 

N. : Au Congrès de Sienne organisé par la revue Arkos, en 2004, sur le thème «Il minimo intervento nel restauro», vous avez fait une déclaration qui ne se retrouve pas dans les actes publiés par Nardini. Pourquoi ?

 

M.E : A Sienne, une présentation trop provocatrice – avec notre remède miracle, la Timidine vitaminée – a peut-être été considérée comme une blague dans cette ambiance sérieuse et austère où tout le monde se prend trop au sérieux. Mais souvent, c’est en jouant que l’on peut exprimer un brin de vérité.

 

Cachets de Timidine (Shy Architecture Association)

N. : On peut craindre que cette notion d’intervention “minimale” devienne le nouveau mot rassurant, employé après tant d’autres, sans avoir de contenu défini...

 

M.E : Sur le même thème, notre association a réuni un symposium en mars 2009 à Ferrare, sous le titre : l’Horloge et la Clepsydre. Nous avons voulu mettre en opposition le temps indiqué par les aiguilles (temps que l’on peut inverser et remonter en les faisant tourner à l’envers) et celui qui s’écoule avec l’eau dans la clepsydre, lentement et sans retour. C’est une métaphore pour expliquer que la restauration timide n’est pas une sorte de cosmétologie qui prétendrait rendre la jeunesse et la beauté, en faisant du monument un témoin historique trompeur, mais que les traces du temps ajoutent de la valeur. Bien sûr, si certaines adjonctions provoquent des dommages au bien, elles seront éliminées. Il est clair que tout ne peut pas être conservé. Notre tâche consiste à faire des choix, mais sans appliquer des jugements d’ordre historique ou esthétique. Le critère est la conservation.

 

N. : Au fond, l’intervention minimale est davantage à considérer comme le corollaire d’une attitude plus générale de “conservation maximale”.

 

M.E : Exactement. Pour assurer la conservation, il s’avèrera nécessaire de supprimer ou de réduire les facteurs de dégradation, inhérents ou extérieurs : par exemple, un emplâtre de ciment sur une fresque va véhiculer des sels nuisibles à celle-ci. Il devra être éliminé. Mais si un ajout ne crée pas de dommages, en principe on n’a pas le droit de le supprimer. Une intervention de restauration qui respecte les stratifications existantes et qui n’opère pas de sélections arbitraires basées sur les présumées instances historiques ou esthétiques, est plus prudente et moins dispendieuse.

 

N. : Là, on pourrait entendre une marche funèbre pour Cesare Brandi. N’est-ce pas plutôt pour l’interprétation que l’on a faite de sa pensée ? Par “histoire”, il entendait la continuité du temps écoulé. Mais on l’a interprété au contraire comme le moment de l’histoire où l’œuvre a été faite, d’où cet “état d’origine” utopique dont il faudrait se rapprocher le plus possible.Dans la définition que donne Brandi de la restauration, il y a cette injonction : «sans effacer aucune trace du passage de l’œuvre d’art dans le temps».

 

M.E : Oui, c’est cela en fait. Supprimer les traces du passé signifie que l’on n’a pas compris le vieil Héraclite, lorsqu’il nous avertit : «Le fil de trame caché est plus solide que le fil de chaine visible.» Retirer un témoignage du temps veut dire fermer à nos successeurs la possibilité de relever les traces de la stratification de la matière dans le temps. Cela signifie s’arroger le rôle de juges impitoyables qui censurent certains aspects du passé. Et, je le répète, ce sont des aspects qui pourraient s’avérer les plus importants pour les générations futures. Pourquoi devrions-nous être ainsi aveugles ? Sans doute est-ce la même erreur qui se retrouve dans notre attitude d’exploitation des ressources de la planète, au détriment de nos enfants et de nos petits-enfants.

 

N. : Babelon et Chastel, dans leur essai La notion de Patrimoine, citent une loi formulée en 1938 par l’anthropologue Marcus Hansen à propos des immigrés américains, qui devrait vous plaire : «Ce que le fils veut oublier, c’est ce que le petit-fils désire se rappeler.»

 

M.E : Tout à fait. La philosophe timide, Anna Maramotti, a raison : «La conservation est vraiment un problème philosophique majeur, en ce qu’elle s’oppose à l’anéantissement de l’existence.»

 

Architectura Timida - Nardini Ed.

N. : Vous venez de publier un nouveau livre, toujours chez Nardini – Architecture timide. Petite encyclopédie du doute – qui complète le premier...

 

M.E : Le discours est élargi à l'architecture et au paysage, et plus seulement à la restauration. Il présente cent paradoxes exprimés à travers des petites histoires, en s’amusant, en jouant sur les idées reçues, les stéréotypes et en proposant de nouveaux doutes dans le grand désert de nos certitudes.

 

 

(entretient réalisé par Michel Favre-Félix) 

 



 

Pour commander les ouvrages auprès de l'éditeur:

 

Restauro Timido - Nardini Ed.

 

Architettura Timida - Nardini Ed.

 

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