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   Face aux doctrines qui autorisent le sacrifice de telles valeurs au nom de chimériques découvertes, qui prétendent corriger les outrages du temps et des hommes, qui tranchent entre l’esthétique et l’histoire, la restauration timide propose de suspendre nos jugements et de faire le choix de la permanence, de la durée.
Elle s’appuie sur l’authenticité des matériaux et des pratiques, remettant en œuvre des savoir-faire anciens qui garantissent une continuité. Elle cultive la discrétion pour que l’utilisation présente du bâtiment vienne confluer avec le courant continu de son existence.

   Plutôt que de disséquer, de refaçonner puis de momifier le monument, elle veut le protéger vivant, y compris l’herbe qui a le mérite de vivre entre les pavés.

   Pour retrouver cette association, ses réalisations et ses actions : http://www.shyarch.it/

 

 

révision des toitures historiques



 

 

Le Manifeste Rouge de l’Architecture Timide

 

   « Aujourd’hui, la seule théorie de la restauration qui se puisse soutenir est la fin des théories de la restauration. En presque deux siècles, on en aura vu de belles.
La situation actuelle est dominée par la volonté de pouvoir ambitieux, et par la technique, qui de moyen est devenue une fin et fait tourner le monde.
   Aujourd’hui, la vertu consiste à faire quelque chose en moins de temps qu’un autre. Dans le domaine de la restauration, on s’est adapté à la folie du monde.

   Voici venu le temps de s’accorder une pause, de faire une sieste.
Voici venu le temps du détachement, de l’abandon ; nous avons besoin de récréation. Nous devons nous éloigner des choses pour mieux les voir, comme il faut sortir de la ville pour voir combien ses tours sont hautes.

   La restauration timide, et plus généralement l’architecture timide, a pour inspiration le caractère timide. Les courageux changent la réalité, la modifient et l’altèrent, mais les timides sont les protecteurs de la vie. Ce sont les vrais "conservateurs".
Les timides sont attentifs et sensibles ; parfois leurs précautions sont excessives, mais rarement ils se trompent en percevant le danger. Ils sont nos sentinelles ; si nous les écoutons, leur peur pourra nous protéger tous. Le timide est le seul à nous faire comprendre nos limites, à nous signaler nos limites humaines («Connais-toi toi-même») ; ainsi, la timidité est-elle aussi notre sagesse.

   La restauration timide est l’art de savoir écouter, qui s’apprend bien sûr avec difficulté, et qui vaut également pour notre comportement envers autrui. Le timide apprend à écouter les autres, s’abstient d’anticiper leur pensée (en croyant l’avoir déjà entendue) et se dispose à leur prêter attention. L’esprit timide parcourt les pages d’un livre en s’attardant aussi sur les lignes blanches et sur les espaces entre les lignes, sans se hâter de voir comment se finira l’histoire. Lorsqu’il lui semble n’avoir pas bien compris, il revient sur ses pas.

   Le timide utilise la vertu aristotélicienne de phronèsis, c’est-à-dire du savoir pratique qui nous est nécessaire pour agir et prendre des décisions dans les diverses circonstances de la vie. La véritable richesse de l’architecte ou du restaurateur timide lui vient de savoir intervenir avec peu de chose – ce peu n’étant jamais pénurie.
À l’inverse, la folie de la restauration traditionnelle et de l’architecture contemporaine est basée sur la technique miraculeuse, le gaspillage des ressources, la consommation effrénée, l’opulence, la volonté de puissance qui n’est qu’un fantasme.
   La grande richesse de la restauration timide est l’absence, le renoncement à intervenir, selon le principe quieta non movere, l’inutilité de l’intervention si elle n’est pas strictement nécessaire. Sa qualité consiste à se cacher, à s’arrêter au moment opportun, à ne pas rendre son intervention spectaculaire, à être conscient de ne pas tout savoir, à être prudent, en un mot, timide.

   Sisyphe existe. Il existe sur cette terre ; nous l’avons sous les yeux. C’est la roue qui tourne des affaires, des coûts gonflés, des restaurations exemplaires, des restitutions de la splendeur primitive, des choix arbitraires basés sur des critères historiques ou esthétiques, des grands sponsors, des interventions définitives et massives, des sauvages mises aux normes, des enduits décortiqués. Nous sommes face à une véritable boulimie de restauration.

   La restauration traditionnelle est personnifiée par Sisyphe, tandis que le lapin incarne la restauration timide. Le lapin est celui qui creuse. Le lapin est l’animal qui fait son terrier et y demeure. Le lapin comme le timide, grignote, ronge. Circonspect à l’égard de tout danger, sa proverbiale timidité creuse, mord, ronge le monde. À la volonté de puissance du monde de la technique, la philosophie propre au timide répond par l’économie et la parcimonie.

   La restauration timide, ou mieux la conservation timide, s’occupe de tous les aspects que la restauration et, de manière plus générale, l’architecture traditionnelle négligent habituellement.

   La restauration timide, face à la technique, se comporte avec douceur. La restauration timide, face à l’économie, pratique une nouvelle forme de grève : non pas la grève de la production mais de la consommation. “Omnia mea mecum porto

   A table, le timide goûte les nourritures et puis les laisse. »


 


 

 

 

Entretien avec Marco Ermentini

 

 

Nuances : Votre livre est paru chez Nardini, éditeur indépendant dont le catalogue comprend d’innombrables titres qui couvrent tous les aspects de la restauration architecturale et artistique, et qui possède également la revue Kermes. Le débat sur la restauration est beaucoup plus vivant en Italie qu’en France, bien mieux diffusé.

 

Marco Ermentini : D’autres maisons en Italie publient des ouvrages similaires sans être pourtant spécialisées dans la restauration. Kermes est la plus ancienne des revues de restauration (bientôt 80 numéros, trismestrielle) et la plus prestigieuse. J’y tiens une rubrique qui s’intitule “Pilules de restauration timide”. Mais les débats se retrouvent également dans les journaux, les livres et les colloques. La revue Recupero & Conservazione chez De Lettera, plus récente, se consacre à la restauration architecturale : dans celle-ci j’ai une rubrique bimensuelle “Restauration Timide”.

 

N. :Comment la “timidité” a-t-elle été reçue dans la profession en Italie ?

 

M.E : Dans un premier temps, nos provocations, comme les cachets de “Timidine” ou le “Permis à points” ont seulement fait rire. Puis, nous avons remarqué que la restauration timide intéressait beaucoup la crème de la profession : des restaurateurs très célèbres, les principaux théoriciens de la discipline, certains historiens de l’art, des surintendants, des écrivains et des artistes, des directeurs de musées importants. Peu à peu, le message s’est diffusé et il est aujourd’hui assez connu, du moins de nom.

 

 

Campanile du Duomo de Crema

N. : En 1995, le Prix Assise de la meilleure restauration en Italie, décerné par l’ASSIRCCO, a récompensé votre restauration timide du campanile du Duomo de Crema. Ce chantier a été en quelque sorte le baptème du mouvement. Mais j’imagine qu’il était né bien avant...

 

M.E : On peut remonter au début des années quatre-vingt à Milan. Ce qu’on appelle l’école milanaise enseignait une restauration plus conservatrice et elle a posé les premiers jalons. Elle s’opposait à l’école romaine qui prônait des interventions plus décisives. A cette époque, des professeurs de restauration comme Amedeo Bellini et Marco Dezzi Bardeschi cherchaient à construire une théorie de la conservation qui puisse s’appliquer à tout le territoire. Pour la restauration du campanile du Duomo de Crema, nous avons appliqué des critères timides pour ne pas violenter le monument.Par exemple les architraves en pierre du couronnement octogonal, très dégradées, n’ont pas été remplacées mais plutôt consolidées et conservées, en utilisant les méthodes de diagnostic les plus récentes. C’était une intervention inhabituelle pour l’époque et elle ne fut pas facilement digérée. Ce Prix Assise, qui est le plus important en Italie, a vraiment récompensé la nouvelle philosophie de cette intervention. Ensuite, d'autres travaux ont été réalisés et, aujourd'hui, il n'est pas rare de voir des restaurations conservatrices qui n'effacent pas les traces du temps sur les monuments.

 

 



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