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N. : Vous vivez à Crema, où vous êtes né, où votre père était déjà architecte…

 

M.E : Oui, avec Crema c’est un rapport particulier. Mon père (1919-2003) était une figure, un personnage vraiment curieux. Architecte et historien de l’art, archéologue et directeur de musée, collectionneur d’art et artisan, philatéliste… Il avait été élève du grand architecte italien, Gio Ponti, et il a toujours suivi une approche humaniste de cette profession. Il a réalisé de nombreuses restaurations : c’est une maladie qu’il a transmise à ma sœur et à moi.
Sa ligne de conduite a toujours été l’implication émotionnelle dans le travail qu’il faisait, la redécouverte des techniques les plus humbles et les plus pauvres et, à ce titre, les plus rares et précieuses. Ma mère était historienne de l’art et a toujours aidé pour les recherches d’archives. En outre, mon beau-frère dirige la plus grande entreprise de restauration d'orgues anciennes en Italie (Tamburini). Je me suis juste efforcé de prendre le relais, en essayant d'approfondir la théorie qui sous-tend cette pratique. Certainement, les restaurations qui se font depuis soixante ans dans ce territoire limité ont fourni des exemples qui sont ensuite imités : la maladie se propage.

 

N. : Est-ce qu’une restauration timide implique un échange particulier avec la communauté des gens qui vivent quotidiennement avec l’édifice, le monument, le jardin, etc. ?

 

M.E : Le rapport avec le commanditaire est fondamental. Nous cherchons à développer une attitude, à l’égard du bâtiment, d’écoute et de soin. C’est un fait, l’architecture ne peut pas se réaliser sans commanditaire.
Le rapport s’établit ainsi comme une aventure à vivre en commun, une sorte de jeu amoureux, d’implication émotionnelle. Ce qui importe ensuite, c’est la participation aux aspects concrets et aux rapports entre les personnes. Le processus vaut plus que le résultat. Que l’existence de chacun soit enrichie, voilà le plus important. L’avant, le pendant et l’après, l’énergie qui s’active, l’enthousiasme et la fatigue du labeur sur la matière. Voir l’idée qui prend forme et regarder ce qui advient. C’est beau de voir l’effet d’une restauration timide : dans un premier temps, elle est visitée par curiosité, puis la communauté se l’approprie et très souvent, elle en devient fière.

 

N. : Depuis la fin du 18 ème siècle, les réflexions théoriques et éthiques sur la restauration ont d’abord porté sur l’architecture, et c’est encore le cas avec votre mouvement. Peut-il se traduire dans le domaine de la peinture?

 

M.E : Il est certain que la théorie de la restauration a toujours commencé par s’occuper de l’architecture. Je pense pourtant que la restauration timide, et plus généralement le mouvement de pensée timide, peuvent s’appliquer à la restauration des peintures.
Il existe des différences entre les domaines. Parce qu’une peinture a été réalisée directement par l’artiste lui-même, on reconnaît qu’elle n’est pas reproductible.
On estime par contre que la création en architecture se situe dans le principe de construction et dans l’ordonnance de l’espace et donc, à de rares exceptions près, on pense que le “fait matériel”, lui, serait reproductible.
   En outre, les architectures ont une valeur d’usage concret : elles ne sont pas faites pour être contemplées, mais pour être utilisées. Au cours du temps, de multiples théories se sont succédées, mais la réflexion la plus actuelle a dépassé l’opposition entre objets d’art et objets de l’expérience commune. Nous sommes désormais conscients que les valeurs esthétiques et historiques sont des valeurs relatives : c’est un fait acquis. Il en découle que tout est digne d’attention, mais bien sûr, il est impossible de tout conserver. Alors, dans ce contexte, ce qui apparaît comme la véritable valeur c’est l’authenticité des éléments matériels.
   Et à cet égard, les réponses de la restauration traditionnelle n’ont plus de sens. Pour reprendre les termes d’Amedeo Bellini, il s’agit pour nous d’aménager les transformations, d’une manière éclairée, en recherchant le plus possible la permanence.
   Le respect de l’œuvre réclame sa connaissance approfondie, sa conservation et éventuellement une nouvelle stratification. Dans ce cas, la restauration timide propose d’utiliser la méthode dialectique, non plus pour résoudre les contradictions de valeurs – valeur historique contre valeur esthétique – mais pour intégrer les ajouts nécessaires. Procéder par ajouts, c’est mettre à côté d’un élément antérieur, un autre qui ouvre un nouvel horizon, en entrant en relation avec le précédent, en faisant système avec lui, sans le supprimer. Il est donc nécessaire de promouvoir l’entretien plutôt que la restauration.
   Je me suis lancé dans un long discours et j’espère que je me suis bien expliqué.
   L’implication de la restauration timide dans la conservation des œuvres peintes reste entièrement à explorer. Lors d’une rencontre de notre association à Florence en octobre dernier, un débat a eu lieu avec un restaurateur de premier plan, Guido Botticelli : il en est sorti un résultat de grand intérêt.

 

N. :Est-ce que vous pourriez nous dire ses idées pour une restauration timide des peintures ?

 

M.E : Je lui ai demandé de mettre par écrit son point de vue, mais pour l’instant il est très occupé. Peut-être pourrons-nous y revenir dans un prochain article ?

 

Castello di Fagnano Olona

N. : Pour les façades de l’Istituto musicale Donizetti à Bergame, en 2001-2003, l’équipe dirigée par Amadeo Bellini a établi une cartographie des différents enduits colorés superposés depuis le 15 ème siècle, qui réapparaissent plus ou moins suivant les zones. D’habitude, on décide de reconstituer un état “15 ème siècle” par exemple, quasi neuf et homogène. Au contraire, vous essayez de sauvegarder les différents enduits, comme au château Fagnano Olona, assainis et consolidés si besoin. Sauf dans certains cas... Quels sont les critères de décision ?

 

M.E : L’institut Donizzetti de Bergame est d’un grand intérêt. La conservation des surfaces est devenue essentielle, indispensable, pour les enseignants et pour les élèves de cette école, qui ont une fascination pour les traces que le temps y a laissées. Après un moment de surprise, ces utilisateurs du lieu sont devenus les champions de la restauration timide ! Dans d’autres chantiers où les enduits ont dû être refaits, il s’agissait d’enduits récents en mortier de ciment, très dégradés et incompatibles avec la maçonnerie en-dessous. Dans ces cas, justement pour la conservation, pour réduire les causes de dégradation, il est nécessaire d’enlever le mortier et de refaire un enduit à base de chaux hydraulique, puis des badigeons de chaux suivant les techniques traditionnelles.

 

N. : Au Congrès de Sienne organisé par la revue Arkos, en 2004, sur le thème «Il minimo intervento nel restauro», vous avez fait une déclaration qui ne se retrouve pas dans les actes publiés par Nardini. Pourquoi ?

 

M.E : A Sienne, une présentation trop provocatrice – avec notre remède miracle, la Timidine vitaminée – a peut-être été considérée comme une blague dans cette ambiance sérieuse et austère où tout le monde se prend trop au sérieux. Mais souvent, c’est en jouant que l’on peut exprimer un brin de vérité.

 

Cachets de Timidine (Shy Architecture Association)

N. : On peut craindre que cette notion d’intervention “minimale” devienne le nouveau mot rassurant, employé après tant d’autres, sans avoir de contenu défini...

 

M.E : Sur le même thème, notre association a réuni un symposium en mars 2009 à Ferrare, sous le titre : l’Horloge et la Clepsydre. Nous avons voulu mettre en opposition le temps indiqué par les aiguilles (temps que l’on peut inverser et remonter en les faisant tourner à l’envers) et celui qui s’écoule avec l’eau dans la clepsydre, lentement et sans retour. C’est une métaphore pour expliquer que la restauration timide n’est pas une sorte de cosmétologie qui prétendrait rendre la jeunesse et la beauté, en faisant du monument un témoin historique trompeur, mais que les traces du temps ajoutent de la valeur. Bien sûr, si certaines adjonctions provoquent des dommages au bien, elles seront éliminées. Il est clair que tout ne peut pas être conservé. Notre tâche consiste à faire des choix, mais sans appliquer des jugements d’ordre historique ou esthétique. Le critère est la conservation.

 

N. : Au fond, l’intervention minimale est davantage à considérer comme le corollaire d’une attitude plus générale de “conservation maximale”.

 

M.E : Exactement. Pour assurer la conservation, il s’avèrera nécessaire de supprimer ou de réduire les facteurs de dégradation, inhérents ou extérieurs : par exemple, un emplâtre de ciment sur une fresque va véhiculer des sels nuisibles à celle-ci. Il devra être éliminé. Mais si un ajout ne crée pas de dommages, en principe on n’a pas le droit de le supprimer. Une intervention de restauration qui respecte les stratifications existantes et qui n’opère pas de sélections arbitraires basées sur les présumées instances historiques ou esthétiques, est plus prudente et moins dispendieuse.

 

N. : Là, on pourrait entendre une marche funèbre pour Cesare Brandi. N’est-ce pas plutôt pour l’interprétation que l’on a faite de sa pensée ? Par “histoire”, il entendait la continuité du temps écoulé. Mais on l’a interprété au contraire comme le moment de l’histoire où l’œuvre a été faite, d’où cet “état d’origine” utopique dont il faudrait se rapprocher le plus possible.Dans la définition que donne Brandi de la restauration, il y a cette injonction : «sans effacer aucune trace du passage de l’œuvre d’art dans le temps».

 

M.E : Oui, c’est cela en fait. Supprimer les traces du passé signifie que l’on n’a pas compris le vieil Héraclite, lorsqu’il nous avertit : «Le fil de trame caché est plus solide que le fil de chaine visible.» Retirer un témoignage du temps veut dire fermer à nos successeurs la possibilité de relever les traces de la stratification de la matière dans le temps. Cela signifie s’arroger le rôle de juges impitoyables qui censurent certains aspects du passé. Et, je le répète, ce sont des aspects qui pourraient s’avérer les plus importants pour les générations futures. Pourquoi devrions-nous être ainsi aveugles ? Sans doute est-ce la même erreur qui se retrouve dans notre attitude d’exploitation des ressources de la planète, au détriment de nos enfants et de nos petits-enfants.

 

N. : Babelon et Chastel, dans leur essai La notion de Patrimoine, citent une loi formulée en 1938 par l’anthropologue Marcus Hansen à propos des immigrés américains, qui devrait vous plaire : «Ce que le fils veut oublier, c’est ce que le petit-fils désire se rappeler.»

 

M.E : Tout à fait. La philosophe timide, Anna Maramotti, a raison : «La conservation est vraiment un problème philosophique majeur, en ce qu’elle s’oppose à l’anéantissement de l’existence.»

 

Architectura Timida - Nardini Ed.

N. : Vous venez de publier un nouveau livre, toujours chez Nardini – Architecture timide. Petite encyclopédie du doute – qui complète le premier...

 

M.E : Le discours est élargi à l'architecture et au paysage, et plus seulement à la restauration. Il présente cent paradoxes exprimés à travers des petites histoires, en s’amusant, en jouant sur les idées reçues, les stéréotypes et en proposant de nouveaux doutes dans le grand désert de nos certitudes.

 

 

(entretient réalisé par Michel Favre-Félix) 

 



 

Pour commander les ouvrages auprès de l'éditeur:

 

Restauro Timido - Nardini Ed.

 

Architettura Timida - Nardini Ed.

 



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